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la masse mouvante d’une démocratie. Seulement cette masse contemporaine supporterait plus volontiers l’égalité dans une misère stagnante que l’inégalité dans une croissante aisance. Ses réclamations proviennent, non pas de ce qu’elle manque du nécessaire, mais de ce que quelques citoyens ont acquis ou conservé du superflu.

À ces regrets, nul remède. Il n’y serait pas donné satisfaction, lors même que l’organisme du monde futur se perfectionnerait encore cent fois plus qu’il ne l’a fait jusqu’ici. N’oublions pas que la richesse consiste dans la possession, non de la chose belle, mais de la chose chère, c’est-à-dire de la chose rare ; or M. de La Palisse eût observé qu’il est impossible qu’un objet puisse être, à la fois, très rare et néanmoins possédé par tout le monde. Les grandes maisons de nouveautés fournissent un saisissant exemple de cette valeur d’opinion : elles s’appliquent sans cesse à mettre à la portée de tous des objets dont le plus grand mérite et l’attrait principal étaient d’être difficilement accessibles par leur prix ; mais, lorsque chacun a constaté que 1’ « article » rare est partout, nulle part aussitôt on ne le veut plus avoir, et il tombe dans le mépris.


I

Un mouvement inverse pousse aujourd’hui l’industrie à se spécialiser, et le commerce à se généraliser. Tout industriel tend à ne fabriquer qu’un seul produit ou du moins qu’un très petit nombre de produits, pour les faire mieux, en quantité plus grande, et à meilleur marché. De son côté, tout commerçant tend à réunir des marchandises de plus en plus diverses pour en vendre davantage, les écouler plus rapidement, et les faire payer moins cher aux acheteurs en réalisant lui-même un bénéfice plus considérable. À ce double but tendent les grands magasins que des gens inconséquens maudissent en les faisant prospérer, et dont la création récente est un bienfait pour le consommateur.

Toute la querelle, entre prôneurs et détracteurs des grands magasins, se résume à cette question : Le commerce est-il fait pour le public, ou le public pour le commerçant ? Est-il permis, comme ce jovial écrivain qui s’écriait : « Béni soit Dieu qui a placé les tunnels là où passent les chemins de fer ! » de penser que le Seigneur, dans sa munificence, ait créé la clientèle pour faire vivre le petit marchand ? Il existe en effet deux théories diamétralement contraires qui semblent jouir, dans les mêmes cervelles, d’un égal degré de faveur. L’une consiste à supprimer les intermédiaires ; — les agriculteurs s’efforcent de vendre directement leurs denrées, les ouvriers des fabriques rêvent de vendre