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des libations qui arrivaient jusqu’aux cendres du mort ; — c’était aussi le chemin qu’on faisait prendre à ces petites lames de plomb dont j’ai parlé et qui contenaient des imprécations contre certaines personnes. Sur le devant du cippe, une ou plusieurs tablettes de marbre contiennent les épitaphes de ceux dont les restes y sont renfermés. Elles ont cet intérêt de nous faire connaître les degrés inférieurs de cette domesticité impériale transplantée en Afrique. Ce sont des gens attachés au service des hauts fonctionnaires (pedisequi, medici), des comptables de toute sorte qui travaillent dans les bureaux de l’impôt et des domaines (niotarii, librarii, tabularii), des arpenteurs (agrimensores), des coureurs qui portent partout les dépêches et qui ont formé une association (collegium cursorum et Numidarum) : tous, à l’exception de ces derniers, qui sont des gens du pays, paraissent venir de Rome, et ils ont l’air de regretter leur pays d’origine. L’un d’eux, qui a perdu une jeune femme de vingt-six ans, se plaint amèrement de la Fortune, qui ne lui a pas permis de revenir avec elle en Italie. Ce sont déjà les misères des fonctionnaires qui se regardent comme exilés dans les pays qu’ils administrent.

Je n’ai pu donner dans ce qui précède qu’un aperçu très général et fort incomplet de l’état des campagnes africaines sous la domination de Rome : il n’est pas possible, en ce moment, de faire autre chose. L’enquête de détail se poursuit ; en étudiant chaque contrée à part, et presque chaque domaine, on cherche à savoir, quand on le peut, ce que les Romains en avaient tiré, de quelle façon ils l’exploitaient, comment ils l’avaient rendu si fertile. Cette étude, je n’en doute pas, aura pour nous de sérieux avantages : il est bon de profiter de l’expérience des autres. Mais, en dehors de ces grands travaux d’utilité publique que le temps et l’observation nous feront connaître, il est une cause plus générale qui a singulièrement servi à la prospérité de l’Afrique : c’est la sécurité que Rome procurait à ceux qui vivaient sous sa domination. Pour que l’agriculture puisse fleurir, il faut d’abord que les paysans soient certains de récolter le blé qu’ils sèment ; que la moisson, quand ils l’auront faite, ne risque pas de leur être enlevée soit par le percepteur de l’impôt, soit par des pillards de passage, en un mot, que le gouvernement les protège des autres et de lui-même ; il faut en outre qu’en dehors de leur pays, les transactions soient faciles, qu’ils puissent se fier aux routes de terre et de mer pour exporter le surplus de leurs récoltes. C’est ce que leur assurait la paix romaine, et dont ils lui étaient si reconnaissans. Nous la leur avons rendue, et déjà les bienfaits commencent à s’en faire sentir : le reste viendra plus tard.


GASTON BOISSIER.