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des échoppes, reflétée par les toiles et les planches qui forment toit au-dessus de nos têtes. Çà et là, une porte basse s’ouvre pour un visiteur, laissant passer un rayon de lumière, puis se referme sur lui. Nous arrivons au bazar, qui est mort ; nous le contournons et nous continuons dans la nuit. De temps en temps, un homme nous coudoie en nous dépassant. La rue devient de plus en plus solitaire. On rencontre des gens avec des lanternes qui font penser à la troupe de Judas.

Tout à coup, voici de l’air ; le ciel s’ouvre. Devant nous, une porte voûtée, immense, avec des créneaux ; à gauche, une fontaine et un grand arbre qui se dessine sur le ciel ; sous la voûte noire, un gardien armé, à moitié couché sur un banc de pierre ; au fond, une porte entr’ouverte à travers laquelle passe la lumière. Nous sommes arrivés sans nous en douter à la porte du Haram. Nous rebroussons chemin. La lueur des boutiques en haut de la rue nous guide. La rue nous paraît pleine de monde, au sortir de cette solitude. Nous croisons un grand personnage vêtu de blanc qui descend à la mosquée, suivi de deux ou trois hommes ; il nous jette, en passant, un regard de profond mépris. À partir de ce moment, les signes de malveillance se multiplient ; nous entendons cracher derrière nous ; une ou deux paroles malsonnantes que nous ne comprenons pas arrivent à nos oreilles. Nous sommes à la fin du ramadan, et tous ces gens, surexcités par le jeûne et par le repas qui l’a terminé, voient avec déplaisir des chrétiens pénétrer de nuit dans leur quartier ; ils ont peur qu’ils n’aient commis quelque profanation. Ce n’est plus la population facile et rieuse du Caire ; c’est un fanatisme latent, mais qui n’ose pas se manifester contre nous. Comme on se sent loin du monde ! mais aussi, comme ce spectacle est imposant ! Nous nous attendions à une déception : de Jaffa à Jérusalem le spectacle a été en grandissant, et Jérusalem dépasse notre attente. Il faut dire que nous la voyons au travers de la nuit, qui cache les misères, les petitesses, les taches, et ne permet de voir que les grandes lignes, laissant le champ libre au travail de l’imagination.


Samedi 7 avril. — Ce matin, à l’aube, je suis tiré de mon sommeil par un bruit étrange, une sorte de musique qui ne ressemble à rien et que j’entends en rêve. Je saute hors du lit ; au même moment, mon frère vient me chercher pour voir défiler la garnison turque. Le ciel se colore de teintes jaunes ; on commence à distinguer, derrière la ligne sombre des remparts, les formes roses et les grandes baies des bâtimens qui entourent la place de la citadelle ; tout en haut, une étoile d’une grandeur et d’un éclat extraordinaires semble un réverbère pendu au firmament.