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et il avait répondu aux avances flatteuses de l’Institut de France en citant des passages de ses Odes. La célébrité grandissante de ses confrères plus jeunes l’importunait, mais ne le gênait pas. Il avait confiance dans la postérité pour remettre les choses en leur place.

Et peut-être en effet la postérité aurait-elle dû être plus juste pour lui. Car non seulement il a été un grand poète, le plus parfait, avec Gœthe, des poètes allemands ; et non seulement il a été le précurseur des poètes classiques de son pays, mais c’est encore à lui que se rattache en droite ligne le mouvement romantique des premières années de notre siècle. Après avoir été, dans sa Messiade, l’élève et l’imitateur des Grecs, il avait tourné le dos à ses maîtres, pour chercher dans les vieilles légendes germaniques l’inspiration de ses Odes. Comme il avait introduit les dieux de l’Olympe dans la poésie allemande, c’est encore lui qui les en avait chassés, et qui avait tenté de leur substituer les rudes héros de l’Edda. Mais il l’avait fait trop tôt, au plus fort de la période classique, et il l’avait fait avec une gaucherie, une lourdeur, un pédantisme, qui ne pouvaient manquer de le rendre d’abord un peu ridicule. Du moins, si ses contemporains ne l’appréciaient pas à sa juste mesure, lui-même se chargeait de ce soin. Et il vivait tranquillement, dans sa belle maison de Hambourg, uniquement préoccupé désormais de manger, de boire, de dormir, — et de s’admirer.

Acerbi se présenta chez lui le 21 août 1798, et fut aussitôt introduit. Il trouva « un petit homme assez laid, très malpropre, d’une tenue négligée, de manières vulgaires, et parlant le français au3si mal que possible. » Mme Klopstock, au contraire, paraît lui avoir fait une excellente impression. Elle était « un peu grasse, mais très aimable et polie, et gardant encore maint vestige de beauté. » Klopstock, naturellement, ne parla que de lui : il entretint son visiteur de la traduction italienne de la Messiade, lui fit voir des dessins destinés à illustrer une édition de luxe de son poème, lui dit qu’Angelica Kauffmann, elle aussi, avait eu l’intention d’illustrer la Messiade, mais qu’après l’avoir lue « elle avait été découragée, jugeant la tâche trop haute pour elle. » Et ce fut la fin de cette première entrevue. Quelques jours plus tard Acerbi quitta Hambourg pour entreprendre dans les régions du Nord un grand voyage d’exploration.

Il ne revint que deux ans après, et c’est alors seulement qu’il forma le projet de questionner en détail le vieux poète sur ce qu’il pensait de ses confrères. Il se dit que les opinions de Klopstock, fidèlement rapportées, ne pourraient manquer d’éveiller une grande curiosité tant en Allemagne qu’en Italie.

Ne croyez pas au moins qu’il ait avoué au poète cette arrière-pensée. Je crains de m’être trompé en disant qu’il n’avait de talent pour rien : il avait le talent, le génie de l’interview. Il vint trouver Klopstock dès son retour à Hambourg, et lui déclara qu’il voulait emporter avec