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qu’on le dérangeât dans ce travail. Balachof s’étant dit chargé d’un message pour l’empereur et ayant demandé où se trouvait Sa Majesté : « Je n’en sais rien, » répondit le maréchal d’un ton rogne. Il ajouta : « Donnez-moi votre ; lettre, je la lui ferai parvenir. » Balachof fit observer que son maître lui avait expressément recommandé de remettre le message en mains propres. Devant ce formalisme, Davout perdit tout à fait patience : « C’est égal, dit-il en colère, ici vous êtes chez nous, il faut faire ce qu’on exige de vous. » Balachof remit la lettre, mais sut exprimer combien sa dignité se sentait froissée de cette violence : « Voici la lettre, monsieur le maréchal, répliqua-t-il en élevant lui-même la voix ; de plus, je vous supplierai d’oublier et ma personne et ma figure et de ne songer qu’au titre d’aide de camp général de Sa Majesté l’empereur Alexandre, que j’ai l’honneur de porter. » Ces mots ramenèrent Davout à un ton plus mesuré : « Monsieur, reprit-il, on aura tous les égards qui vous sont dus. » En effet, tandis qu’il envoyait un officier porter la lettre à l’empereur, il retint auprès de lui, dans la même pièce, l’ennemi que les usages de la guerre lui donnaient pour hôte. Tous deux restèrent quelque temps à se regarder silencieusement, embarrassés de leur contenance, cherchant un sujet d’entretien sans le trouver. Davout demeurait sombre et distrait ; Balachof, après ce qui s’était passé, ne pensait pas que ce fût à lui de faire les premiers frais. Le maréchal rompit enfin ce muet tête-à-tête, en appelant un aide de camp : « Qu’on nous serve, » dit-il, et tout l’état-major se mit à table. Pendant le déjeuner, Davout fit effort pour causer avec Balachof, pour entretenir un semblant de conversation, mais toutes ces paroles trahissaient d’âpres défiances ; dans la tentative de négociation, il ne voyait qu’un stratagème imaginé par les Russes pour gagner du temps et opérer commodément leur retraite ; il le dit crûment à Balachof. Puis, il n’aimait pas que les regards de cet ennemi se promenassent sur nos troupes, sur nos positions, sur nos ressources ; flairant un espion dans le parlementaire, il avait hâte qu’on l’en débarrassât et attendait avec impatience les ordres de l’Empereur.


II

L’arrivée d’un négociateur russe fut promptement connue dans toutes les parties de l’armée française ; le bruit s’en répandit comme l’éclair et fit sensation au quartier général, où il réveilla chez quelques membres du haut état-major, qui voyaient avec regret l’ouverture des hostilités, un vague espoir de paix. Quant à l’empereur, il triompha de cet envoi ; il y vit chez les Russes