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Balachof croisa bientôt un brillant état-major à la tête duquel il n’eut pas de peine à reconnaître Murat en personne, à son costume « quelque peu théâtral ». Voici de quoi se composait, d’après un témoin oculaire, cette tenue d’une superlative fantaisie : au-dessus d’un grand chapeau en forme de demi-cercle, une envolée de plumes roulant au vent, parmi lesquelles jaillissait et montait très haut une triomphante aigrette ; un dolman à la hussarde en velours vert, plastronné de tresses d’or ; un pantalon cramoisi, également brodé et soutaché d’or ; des bottes en cuir jaune ; et partout, au chapeau, aux agrafes du dolman et de la ceinture, à la poignée du sabre, sur la selle, un scintillement de pierreries. Lorsque Murat ainsi paré passait devant nos campemens, les troupiers souriaient et le trouvaient habillé « en tambour-major ». Au feu, quand la poudre avait noirci ses dorures, quand la mousqueterie et le canon l’environnaient d’éclairs, il apparaissait comme le dieu même des combats, rutilant et invulnérable. Il mit pied à terre en apercevant Balachof, qui en fit autant de son côté, et, ôtant son chapeau d’un geste largo, il vint à l’envoyé des ennemis le sourire aux lèvres, en paladin gracieux : « Je suis heureux de vous voir, général, lui dit-il ; mais commençons par nous couvrir. »

La conversation s’engagea. On disputa quelque temps, avec une grande courtoisie, sur la question de savoir qui avait voulu la rupture, qui avait eu les premiers torts, qui avait commencé. Au fond, Mural n’aimait pas cette guerre au bout du monde, qui l’arrachait au doux pays où il avait pris goût à vivre et à régner ; il souffrait de se voir éloigné de ses États, privé de sa famille ; il déplorait la difficulté des communications, la rareté des nouvelles, car ce héros de cent batailles était tendre et craintif pour les siens. Ce fut en toute sincérité qu’il finit par dire : « Je désire beaucoup que les deux empereurs puissent s’entendre et ne point prolonger la guerre qui vient d’être commencée bien contre mon gré. » Sur ce, retournant aux grands devoirs qui l’appelaient, il prit congé avec une désinvolture aimable, se remit en selle, et l’on put voir quelque temps, sur le chemin de Wilna, onduler la croupe de sa monture et flotter son panache.

Tout autre fut l’accueil dans la maison de pauvre mine où s’était installé le prince d’Eckmühl. En campagne, l’illustre et impeccable soldat, tout entier à sa besognes, absorbé et comme torturé par le sentiment de sa responsabilité, montrait un visage sévère, préoccupé, morose, avec des éclats de mauvaise humeur, et faisait amèrement de grandes choses. En ce moment, occupé à expédier des ordres, à organiser méthodiquement la marche en avant, à mouvoir ses 75 000 hommes, il se montra fort contrarié