Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/595

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’était là un très grand compliment que lui faisaient ses détracteurs et que, parmi eux, il n’en était pas un qui méritât un pareil éloge. Poussé à bout cependant et désireux de montrer qu’il pouvait mener à bien d’autres entreprises, il accepta en 1627 le défi qui lui était proposé dépeindre, en même temps que ses rivaux et dans les mêmes dimensions, une scène quelconque dont le sujet leur serait donné. Une commission fut chargée de juger le concours et le roi choisit pour sujet l’Expulsion des Morisques à Valence, en 1609[1]. Malgré sa rigueur, la mesure prise à cette date par Philippe III, à l’instigation du clergé qui la réclamait depuis longtemps, avait rencontré les sympathies d’une population fanatique et désireuse de voir disparaître, avec ceux qui en étaient les victimes, les derniers témoignages vivans d’une occupation longue et humiliante. Les Italiens, qui avaient probablement suggéré le choix de cet épisode, pensaient embarrasser Velazquez, puisqu’il ne pourrait, en le traitant, se servir de la nature, ainsi qu’il faisait d’ordinaire, les personnages qui devaient y figurer étant à cette époque tous morts ou dispersés. Le jury cependant donna la préférence à son tableau qui fut aussitôt exposé avec les chefs-d’œuvre de Titien et de Rubens, dans une des salles du palais où il périt sans doute lors de l’incendie de 1734, sans qu’on en ait conservé ni une esquisse, ni une copie. Le peu que nous en savons nous est fourni par une description de Palomino[2]. Au centre de la composition, le roi, vêtu de blanc, indiquait de son bâton de commandement la mer vers laquelle, sous bonne escorte, étaient dirigés les Maures dont on voyait, au fond, l’embarquement ; une femme symbolisant l’Espagne, — la seule figure allégorique que l’artiste ait jamais peinte, — était assise sur un trône, en costume antique, tenant dans ses mains un bouclier, un glaive et des épis.

Le calcul des ennemis de Velazquez avait donc tourné à leur confusion, et tandis que sa situation à la cour grandissait de plus en plus, ses concurrens allaient bientôt s’apercevoir, à leurs propres dépens, de la disgrâce qu’ils avaient encourue. Il est vrai que les accroissemens successifs apportés à la position de Velazquez étaient presque uniquement honorifiques et que ses augmentations de solde demeuraient le plus souvent à l’état théorique, car, grâce aux guerres et au luxe de la cour, — les livrées seules étaient portées au budget pour une dépense annuelle de 130 000 ducats, — les embarras financiers de l’Espagne allaient toujours empirant.

  1. Les Morisques, on le sait, étaient les descendans des anciennes familles arabes qui pour demeurer jusque-là en Espagne avaient accepté le baptême.
  2. Museo Pictorico, II, 1724.