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Aussi la garde royale n’était-elle pas payée depuis trois nus et, en plein hiver, les fournisseurs se refusant à livrer du bois, sinon contre argent comptant, les dames de la cour gelaient dans leurs chambres. Tous les fonctionnaires, au lieu de toucher l’intégralité de leur traitement, devaient se résigner à des transactions pour obtenir quelque argent sur l’arriéré de leur solde. Discret, modéré dans ses désirs, Velazquez gardait le silence tant que la pénurie n’était pas trop forte dans son petit ménage ; mais il fallait bien de temps à autre réclamer quelque argent pour subvenir à son entretien.

L’année qui suivit l’exécution du tableau des Morisques, Rubens, chargé d’une mission diplomatique, arrivait à Madrid où il allait faire un séjour d’environ huit mois. Dans les vingt-cinq ans qui s’étaient écoulés depuis son premier voyage en Espagne, sa situation avait bien changé. Il n’était alors qu’un très petit personnage, accompagnant, comme un simple courrier d’ambassade, les présens envoyés par son maître, le duc de Gonzague, à Philippe III et au duc de Lerme. Maintenant, à l’apogée de sa gloire, il frayait avec les princes et les souverains de l’Europe. Sans doute, il avait eu quelque peine à vaincre les jalousies que sa venue excitait parmi les diplomates de carrière, et les préventions mêmes du roi. Mais son talent venant en aide à son savoir-vivre, il avait peu à peu triomphé de ces difficultés et gagné la confiance de Philippe IV. Actif comme il l’était, il ne se sentait pas en peine de bien employer les loisirs auxquels le condamnait le train d’une négociation qui avec une cour formaliste traînait forcément en longueur. Outre le portrait équestre du roi et plusieurs portraits en pied ou en buste de Philippe IV, de la reine, des infantes et d’autres grands personnages, il avait entrepris d’après les chefs-d’œuvre de Titien qui se trouvaient à Madrid de nombreuses copies dont il ne voulut jamais se dessaisir. Le prince prenait plaisir à voir la facilité et la prestesse merveilleuses avec lesquelles il s’acquittait de cette tâche.

Dès l’arrivée de Rubens, Velazquez, sur l’ordre du roi, s’était mis à la disposition du peintre diplomate pour lui faire les honneurs des collections et des résidences royales. Ils avaient ensemble visité l’Escurial, et Pacheco nous apprend que, par sa modestie et sa bonne grâce, son gendre avait su gagner l’affection du grand peintre qui manifestait une vive admiration pour les œuvres de son jeune ami, et le proclamait un des artistes les plus distingués de cette époque. La générosité de son caractère plaçait Velazquez au-dessus de tout sentiment de jalousie envers son célèbre confrère ; mais il devait également conserver