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occupée par le soin d’assurer son existence, soin qui absorbe toute son attention, pour s’intéresser aux questions politiques qui sont au fond du patriotisme. » Ces querelles de frontières, ces conflits de prépondérance n’ont d’intérêt que pour une infime minorité d’hommes : les militaires avides de dotations ou d’avancement ; les diplomates qui mêlent les cartes pour les forcer ; les princes ambitieux d’agrandir leur domaine ou leur prestige ; bref la poignée de parasites qu’on nomme les gouvernemens.

Mais la guerre, voulue par les gouvernemens seuls, ne peut être faite sans les peuples, qui ne la veulent pas, et nous sommes à une époque où partout les gouvernemens dépendent de l’opinion. Il faut donc qu’ils l’abusent et la corrompent. Ils ne disposent que de trop de forces pour y réussir, trop efficaces et trop nombreuses : l’église, l’école, la presse, les fonctionnaires. Par toutes ces bouches ils soufflent les fausses craintes, prêchent un faux honneur, propagent de fausses colères, font si bien que le simple s’imagine entendre la voix de la nation même, et y mêle sa propre voix. Et épuisant l’amertume de son cœur dans la rigueur de la sentence, Tolstoï conclut :

« Le patriotisme, sous sa forme la plus simple et la plus claire, n’est pas autre chose pour les gouvernans qu’une arme qui leur permet d’atteindre leurs buts ambitieux et égoïstes ; pour les gouvernés, au contraire, c’est la perte de toute dignité humaine, de toute raison, de toute conscience, et la servile soumission aux puissans. Voilà le patriotisme partout où on le prêche. Le patriotisme c’est l’esclavage. »

Pour la vie de la société il doit donc périr, et, de fait il s’affaiblit chaque jour par la vie même de la société. Il est la dure enveloppe dans laquelle les familles humaines, comme de jeunes fruits, ont abrité leur formation, mais qui éclate par leur croissance, et tombe à leur maturité. Non seulement, malgré les efforts des gouvernemens, les haines meurent, mais les différences s’effacent entre les nations. Avec leurs rapports grandit leur ressemblance, et, des emprunts qu’elles se font sans cesse les unes aux autres, se forme un fonds commun et chaque jour plus étendu de lois et de mœurs. L’avenir est inévitable : elles ne pourront plus être ennemies, parce qu’elles auront cessé de se sentir distinctes. Elles se seront fondues en une société unique où la différence de race ne séparera pas plus les hommes que ne fait aujourd’hui la différence de teint, et alors, le patriotisme ayant perdu son sens, la paix perpétuelle aura commencé.

Cette paix appartiendra aux peuples qui seront soustraits à la domination des gouvernemens. « Car les peuples qui