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obéissent aux gouvernemens ne peuvent être des peuples sages, puisque leur obéissance est un signe irrémédiable de folie. » Et cette folie durera autant que le patriotisme, puisqu’il enseigne « qu’il est beau et qu’il est nécessaire de reconnaître au-dessus de soi-même l’autorité des gouvernemens et de s’y soumettre ; qu’il est beau et qu’il est nécessaire de faire son service militaire et de se soumettre à la discipline, de donner au gouvernement le fruit de ses épargnes, de se soumettre à la décision des tribunaux, et enfin de croire sans preuve ce que des personnages officiels nous donnent pour la vérité divine. » Toutes les réformes sont donc contenues dans une seule : supprimer les gouvernemens, et, à leur pouvoir, « qui nous lasse et nous torture », substituer « de nouvelles formes de vie qui répondent à notre conscience. »

Et la force capable d’accomplir cette délivrance est en chaque homme capable de délivrer lui-même la vérité captive en lui, et de dire sans crainte à ses frères ce qu’il sait être leur bien. Ici quelques pages d’un beau souffle sur la vertu de l’amour servi par le courage, sur l’impérieux devoir de l’apostolat et ses victoires. On sent à sa véhémence et à son audace que Tolstoï accomplit ce devoir par son livre, et qu’il aime, mais lui aussi de « je ne sais quel amour qui hait. » Il dénonce avec tendresse à ses frères tous les égoïsmes, toutes les fourberies, tous les crimes des gouvernemens, il supplie qu’on cesse « de respecter la puissance, de lui donner son travail et de lui obéir, à elle qui n’est fondée sur rien, que sur le patriotisme. » Après quoi, ne voyant plus d’institutions à détruire, et arrivé au moment d’exposer enfin ces « nouvelles formes de vie qui conviennent à la conscience », — il clôt son livre.


I

Les esprits les plus redoutables sont peut-être ceux qui, de quelques vérités qu’ils empruntent au fonds commun de la sagesse humaine et de quelques erreurs qu’ils tirent de leur propre fonds, ne faisant qu’une seule doctrine, nous exposent ainsi, soit à nous duper du faux par attrait pour l’évidence, soit à rejeter le certain par crainte du hasardeux, et nous contraignent à séparer, par un travail toujours pénible, l’ivraie et le bon grain qu’ils ont, — parlassent-ils comme Tolstoï au nom de l’Évangile, — jeté pêle-mêle dans les greniers.

Faisons ce travail : les idées en valent la peine ; aussi l’homme ; et dans aucune œuvre encore n’avait été si visible le vice qui donne à une intelligence si haute et si généreuse son irrémédiable insécurité.