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Talleyrand, quelques orateurs sans mandat, quelques journalistes indépendans songeaient à l’entente. Et le monde officiel raillait ces commis-voyageurs en alliance jusqu’au jour où la volonté nationale, consacrant par son acclamation leur faible effort, s’imposa à l’attention, puis à l’obéissance du gouvernement. L’avenir dira si cet élan de la France fut une confiance décevante, ou l’instinct mystérieux qui révèle parfois aux multitudes les secrets de vie cachés aux hommes d’État. Mais ce passé d’hier est certain ; l’amitié de la France pour la Russie n’est pas l’œuvre de nos diplomates, mais de la nation. Le peuple avait commencé : le peuple a achevé : et c’est la fête de son cœur qu’il célébrait à Paris comme à Toulon.


II

Les faits sur lesquels Tolstoï appuie sa thèse sont donc faux. La thèse elle-même est-elle vraie ? Et d’abord, le patriotisme n’est-il qu’un instrument de conquête ? Toujours étranger à la raison des peuples, n’est-il qu’une ivresse versée à leur ignorance par la ruse des gouvernemens ? Si un homme semblait désigné pour soutenir cette thèse, ce n’était pas celui qui, dans Guerre et Pair, a écrit l’épopée de son peuple en armes. Pour se réfuter il lui suffirait de se relire. Rappelons-lui l’histoire qu’il a oubliée après nous l’avoir apprise, pénétrons dans le domaine même de la guerre, à cette heure des plus vastes mêlées qu’ait vues le monde chrétien.

Napoléon a fini par atteindre les deux extrémités de l’Europe, l’Espagne et la Russie. On ne peut dire que sa marche menace dans leurs intérêts personnels les hommes qui peuplent ces deux pays. L’Espagne est passée en nos mains par une convention qui garantit aux Espagnols leurs droits ; le roi Joseph a l’âme d’un préfet pacifique ; et le nouveau régime apporte la richesse, car des routes, des ports, des travaux publics vont transformer l’Espagne tirée du sépulcre et rattachée à la vie de la France. En Russie, Napoléon ne prétend conquérir ni les terres des seigneurs, ni les moissons des paysans, ni les magasins des marchands, mais la dépendance politique d’Alexandre, c’est-à-dire un de ces avantages que Tolstoï dit indifférons à la pensée toute matérielle des multitudes. La loi française leur apporterait même ces biens qu’elles aiment : elle émanciperait une population encore victime du servage ; l’administration française substituerait sa probité et son ordre à la vénalité et à la paresse que l’autocratie traîne après soi.

Pourtant, en Russie comme en Espagne, un soulèvement