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que ces hommes fussent de races, et par suite de traditions et de génies différens. L’unité de gouvernement, de lois, de mœurs, ne serait que la subordination et l’effacement de certaines races. Tentée par la conquête, elle était la soumission des plus faibles aux plus fortes. Réalisée et perpétuée par le consentement et le vote, elle serait la prépondérance des races les plus nombreuses sur les moins fécondes. Ainsi, les ressources intellectuelles et morales, l’originalité d’un certain nombre de familles humaines risqueraient d’être inactives, méconnues, subalternisées, détruites ; et de là l’appauvrissement de la société elle-même.

L’autonomie de chaque race lui permet au contraire de se développer sans déformation ni contrainte, et de travailler par toutes ses forces particulières à accroître le trésor commun de l’humanité. Et loin que l’incontestable affaiblissement du sentiment patriotique ait détruit dans chaque race l’aptitude à ce rôle distinct, il l’a préparée à la mieux remplir.

De quoi donc en réalité s’est appauvri le patriotisme ? Du double excès qui rendait chaque peuple menaçant et insociable ; l’esprit de haine et l’esprit de solitude. Par suite a disparu le double obstacle à l’influence que les nations doivent exercer les unes sur les autres. Ni le sang, ni le passé, ni la langue, ni la religion, ni l’art, qui forment la matière et l’âme des races, n’ont été changés, confondus, ni abolis. Le génie national demeure ; il n’a été dépouillé que de ce qui l’empêchait de se répandre ; et plus chacun d’eux sera libre, plus sera fécond l’avenir et plus belle la parure du monde.


IV

Est-il nécessaire enfin de nier que la plus urgente et la plus pacifique des réformes soit la destruction de tout gouvernement ? Il y a des utopies trop importunes et tenaces, que la réfutation ne les chasse pas plus que l’aumône les mendiantes ; et l’envie prend de leur dire : « Passez, la vieille : on vous a déjà donné. » Vieille connaissance en effet que cette haine de l’ordre social, et sous son masque slave revoici la figure de Rousseau ! La différence est que Rousseau admet comme unique loi l’instinct, et Tolstoï l’Evangile ; que l’un fonde la société sur l’état de nature et l’autre sur l’état de grâce. Mais la grâce n’est pas plus rassurante que la nature dans les hommes à qui leurs instincts enseignent le mal et auxquels l’Evangile ne le désapprend pas. Dans toute société, ils existent, et partout où ils existent, que devient la paix si contre eux rien ne défend la morale de la nature et de l’Evangile ?