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Tant que Tolstoï n’aura pas révélé ses « nouvelles formes de vie », l’expérience des formes anciennes lui répondra que l’absence du gouvernement dans une société, loin d’y amener la paix, y donne licence à la forme la plus perpétuelle et anarchique de la discuter : aux guerres privées. Dans la dissolution de l’empire romain et de l’empire franc, tout gouvernement avait péri ; ce fut partout la lutte de village à village, de famille à famille, d’homme à homme. Elle dura jusqu’à ce qu’une autorité publique se formant dans la cité, dans la province, enfin dans l’État, les passions désordonnées fussent contenues par le mandataire armé de la volonté générale. Et si à l’heure présente, dans chaque nation, il n’y a pas plus de violences, ce n’est pas que le goût de les commettre manque, c’est que les mauvais jugent entre leur force et la force sociale la partie trop inégale. L’existence d’un pouvoir équitable et fort préserve seule de leurs agressions la sécurité des pacifiques.

Quand on voudra rendre cette paix plus complète, le moyen ne sera pas de détruire, mais de compléter les droits du gouvernement. Pourquoi la guerre menace-t-elle encore les nations ? Parce que les nations sont demeurées, les unes en face des autres, dans la condition où étaient les hommes autrefois, sans autre juge entre elles que la force. Il leur manque un pouvoir reconnu par toutes, qui prononce sur leurs conflits et mette en mouvement leur force commune contre les perturbateurs de l’ordre international. Les confédérations formées aux différens siècles par divers peuples ont rendu, partout où elles existent, les conflits infiniment rares ; et s’ils ont quelquefois éclaté, c’est que l’autorité arbitrale n’avait pas reçu assez de puissance matérielle. Cette autorité s’établira plus générale et plus forte le jour où le lien des intérêts, des idées et des sympathies sera lui-même plus fort entre les peuples.

Le meilleur moyen de la préparer est pour chaque peuple de nouer des alliances avec ceux en qui il a le plus de foi. Tout peuple qui cesse d’être seul est à la fois moins menacé parce qu’il est plus fort, et moins menaçant parce qu’il lui faut soumettre à une autre volonté ses désirs, et obtenir pour ses résolutions belliqueuses, outre l’aveu de sa colère ou de son ambition, celui de ses alliés. Les alliés manquaient en 1870 à la France et à l’Allemagne : il a suffi pour déchaîner la guerre qu’on fût trop habile à Berlin et trop confiant à Paris. Depuis que la Triple Alliance s’est formée, elle n’a, malgré la supériorité de sa force, entamé la lutte contre personne : diverses d’intérêts, l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, en mettant chacune sa sagesse où n’étaient pas ses ambitions, se sont immobilisées l’une par l’autre. Néanmoins