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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/627

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riétés. Mais peut-être pourrait-on ranger à l’actif du patriotisme obligatoire des ouvrages tels que le Jugement dernier des Rois, où les princes de l’Europe, couverts de chaînes et conduits chacun en laisse par un sans-culotte, sont débarqués sur une île déserte, rivalisent de platitude et de ridicule, se disputent comme des portefaix pour une barrique de biscuit qu’un gardien leur jette avec ce compliment : « Tenez, faquins, voilà de la pâture, bouffez ! » Puis lorsque commence à gronder le volcan qui va les engloutir, l’auteur leur prête ces nobles paroles : « Si j’en réchappe, je me fais sans-culotte, gémit le roi de Naples. — Et moi, je prends femme ! promet le pape. — Et moi, je passe aux Jacobins ou aux Cordeliers ! » jure Catherine. Sans doute Dugazon et ses camarades durent, malgré leur civisme, ressentir quelque dégoût de figurer dans une telle mascarade, mais il fallait établir une surenchère de zèle, jouer les pièces les plus jacobines, sous peine de devenir suspects. À ce prix, il est vrai, le théâtre de la République obtient la bienveillance du gouvernement, devient le rendez-vous des purs, et, parce que ses artistes ont rayé de leur répertoire un grand nombre de pièces anciennes, — ouvrages à recettes, mais indignes de plaire au peuple, — le Comité de Salut public leur accordera une subvention de 50 000 livres (19 messidor an II) pour combler le déficit. Au reste, comment aurait-on demandé le sentiment de la mesure au comédien, l’être ondoyant par excellence, amoureux de nouveauté et de mouvement, aussi prompt à l’optimisme qu’à la désespérance, pour qui la politique est une fantasmagorie, une mascarade, une loterie ? Qui donc le conservait alors, ce sentiment ? N’aurait-on pas eu de la peine à le découvrir chez quelques-uns de ces rois que Sylvain Maréchal plaisantait si misérablement ? Et les événemens eux-mêmes ne s’appliquaient-ils pas à déconcerter les prévisions des sages, à emporter comme un fétu de paille les volontés des modérés ?

Sincère ou simulé, le patriotisme des comédiens ne les préservera pas de certains ennuis, et, de 1794 à 1799, ils mèneront une existence agitée, nomade, souvent précaire. La disette, l’établissement du maximum, la réaction thermidorienne et les exploits des Incroyables, les alternatives de tolérance ou de répression, la concurrence des concerts, les journées de Germinal, Prairial, Vendémiaire, Fructidor ont leur contre-coup sur les théâtres : ceux-ci se transforment en champs de bataille où les partis se provoquent, en viennent aux mains, s’expulsent, cherchent à renverser les emblèmes ennemis, à imposer leurs chants, leurs colères, leurs pièces et leurs allusions. C’est le cas de répéter le mot de Lafargue à propos des Gluckistes et des Piccinistes :