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l’intelligence, c’est l’esprit, c’est l’observation et la finesse poussée jusqu’à la coquetterie. C’est l’actrice qui peut le plus se passer de son auteur ; elle l’aide quand elle ne le crée pas ; d’un regard, d’un geste, elle fait un bon mot ; d’une inflexion, d’un silence, elle fait la fortune d’un vers. Cette prose est-elle languissante ? elle presse son allure, elle la papillote et voilà que cette prose éclate [en étincelles. Elle comprend Marivaux, mais elle fait comprendre. Molière… Dans la société, elle abdique. Simple, vraie, modeste, elle se hasarde à peine, c’est le ton d’une fille bien élevée. Interrogez-la, elle vous répondra avec timidité ; mettez-la à son aise, vous serez charmé… »

Née dans une honnête famille d’artisans lyonnais, Devienne va par hasard au théâtre, s’enthousiasme, part pour Paris sans tambourin trompette, maudite, ou peu s’en faut, par ses parens, car la mère Thévenin ne plaisantait pas sur ce chapitre et considérait la scène comme le vestibule de l’enfer. Jeanne réussit d’emblée, retrouve à Paris son brave homme de père qui, venu avec les gardes nationaux de Lyon pour la fête de la Fédération, l’embrasse devant la nation, pardonne, et consent à s’installer chez elle. Le voilà choyé, dorloté, se prélassant dans le luxe de sa fille avec le sans-gêne de Ver-Vert, si satisfait qu’il promet d’amener la mère à Paris. Celle-ci se lit tirer l’oreille, mais finit par promettre, à condition qu’il ne serait jamais devant elle question de théâtre. Devienne donne des fêtes en leur honneur, les sert les premiers, avant les ducs et les marquis, et dans son salon trônent le portrait du père Thévenin, en habit de dimanche, celui de la mère Thévenin parée de sa robe à fleurs, coiffée de la cornette lyonnaise : bientôt elle les conduit à une jolie maisonnette où ils retrouvent la boutique du menuisier, avec les rabots, la scie, l’ouvrier, et la chèvre qu’ils avaient là-bas, un jardinet garni de fleurs et d’espaliers. Les voilà bien heureux, mais il manque quelque chose au contentement de leur fille : la mère tenait bon sur l’article spectacle ; une grande dame s’entremit, obtint à grand’peine qu’elle vînt dans sa loge entendre Athalie. La bonne femme s’est juré de ne pas regarder, de ne pas écouter une syllabe, et d’abord elle reste impassible, sourde comme une statue ; mais au second acte, les paroles de Josabeth, de Joas la frappent, bien qu’elle en ait, trouvent le chemin de son cœur, et, palpitante d’émotion, ne perdant plus un mot, un geste, les yeux baignés de larmes, transportée par cette poésie qui lui rappelle son livre de prières, par ces harpes et les prophéties du grand prêtre, elle tombe à genoux et, se signant pieusement, dit à haute voix : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi soit-il ! »