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VI

Grâce à leur mérite — et aussi, le Premier Consul, l’Empereur aidant — les Comédiens Français ont reconquis leur prestige d’autrefois, et le foyer du théâtre est redevenu un des salons où l’on cause le mieux, où chaque soir on tient cour plénière d’urbanité. Un curieux pêle-mêle d’artistes et de grands personnages, de jacobins nantis et d’auteurs peu rentés, d’amis vrais et de faiseurs de dupes. Point ou peu de contrainte, chacun a toute licence pourvu qu’il amuse et ne critique pas tout haut le pouvoir ; dix tournois de conversation à la fois, tandis que passent et repassent, comme dans une redoute masquée, les acteurs, costumés, grimés tout prêts à entrer en scène. On commente gaiement le scandale d’hier, l’épigramme de demain, la pièce de ce soir, les ridicules de celui-ci, les concours académiques, les boutades de Maury, les amours de Mlle X…, l’infidélité de la duchesse A…, le caprice de l’empereur pour une camarade. La pauvre Georges ! Après un entretien des plus tendres elle a cru flatter César en lui demandant son portrait. Lui va vers son secrétaire, y prend une pièce de cinq francs, et la lui offrant gravement : « Le voilà, dit-il, on prétend qu’il me ressemble. » Au contraire, Devienne n’a qu’à se louer du grand homme. On venait de jouer au château de Saint-Cloud, le souper d’usage se faisait attendre, elle s’en plaignait un peu, quand l’empereur vint à passer. On crut qu’il n’avait rien entendu, mais cinq minutes après il reparut, et regardant l’actrice avec douceur, dit fort gracieusement : « Vous êtes servis. » Napoléon ne laissait pas de se complaire aux infiniment petits : peut-être lui parut-il piquant de témoigner des égards à la Comédie dans la personne de Devienne, bourgeoise ayant pignon sur rue ; peut-être aussi ne faut-il pas chercher de grandes causes à de minimes actions.

Les groupes se joignent, se séparent, se reforment, gravitent d’instinct vers la beauté, vers les causeurs professionnels, Louise Contat, Arnault, Legouvé, les trois étoiles du foyer, et plus d’un auditeur fera la roue demain avec les anecdotes, les récits qu’il récolte auprès d’eux. Arnault adore le monologue, il fait les demandes et les réponses, file la scène, imite les intonations, même les gestes. Un soir il raconte ses souvenirs de jeunesse, son éducation à ce collège de Juilly qu’il n’aimait guère, cette plaisante confession d’un camarade au redoutable P. Petit, directeur du pensionnat. « Mon père, je m’accuse d’avoir volé. — Volé, c’est une action infâme, c’est un péché de laquais ! Volé ! si, grâce