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accueillie d’abord, elle insiste, peint sa détresse de façon si touchante que les convives se joignent à elle et arrachent le consentement de Barras ; alors ce sont des remerciemens sans fin, et c’est à grand’peine qu’on la congédie. Cinq minutes après on annonce un invité en retard qui pousse droit au directeur et lui présente ses excuses dans le jargon de la solliciteuse ; invité et paysanne ne faisaient qu’un : Dugazon. Mais amuser les autres ne lui plaît qu’à condition qu’il s’amuse lui-même, et gare à qui prétend le régenter ! il se révolte comme le loup de la fable contre l’ombre d’un collier, et malmène rudement l’indiscret, car ce mystificateur pousse l’indépendance jusqu’à l’impolitesse et ne prend conseil que de lui-même. Le sentiment des nuances, une invention de pédans ! Le sentiment des distances, une platitude, un non-sens ! Un prince du sang vient le relancer au foyer afin de l’entraîner à un souper qu’il offrait à quelques têtes perdues d’amour ; Dugazon, qui avait lui-même une partie arrangée, s’excuse ; mais l’Altesse insiste d’un ton qui n’admet pas de réplique : « Parbleu ! vous viendrez, Thiénot et Musson vous attendent, et j’ai promis à ces dames d’avoir nos trois plaisans. — Eh ! parbleu, Monseigneur, vous ferez le troisième, je vous assure que je vous trouve très plaisant. » Et il n’en fut que cela. — Avec Bonaparte le style familier réussit assez mal à Dugazon. Quelque temps après le 18 Brumaire, il va présenter ses hommages au Premier Consul qui lui dit : « Comme vous vous arrondissez, Dugazon !… — Pas tant que vous, petit père, » riposte l’acteur, accompagnant le mot d’un geste à l’adresse du ventre du chef de l’État. Celui-ci fronça le sourcil, et les portes des Tuileries ne se rouvrirent plus pour l’audacieux. D’autres savaient se pousser : tels, Michot, d’un naturel si communicatif, d’une franchise si désopilante dans les personnages de la classe inférieure, paysans valets du rez-de-chaussée ; Dazincourt, le Figaro idéal, au jeu si fin, si mesuré : l’un fut directeur des spectacles de la Mal maison, l’autre, qui avait donné des leçons de déclamation à Marie-Antoinette, fut professeur au Conservatoire et directeur des spectacles de la cour[1].

Quant à Raucourt, — cette tragédienne aux goûts philosophiques, comme on disait alors, — Legouvé racontait d’elle une exclamation qui fit les délices des habitués du foyer, égaya même les hôtes des Tuileries. Elle se déshabillait dans sa loge après avoir

  1. Il ne s’agit pas ici de présenter une biographie même très succincte des principaux comédiens d’autrefois, mais de les considérer dans leurs rapports avec les spectateurs et les auteurs, la société et le pouvoir : c’est pourquoi il a semblé utile de rassembler dans le cadre d’une soirée, au foyer du Théâtre-Français, quelques anecdotes et quelques profils.