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Et les applications ne manquaient pas. Compétitions de rôles, rivalités de talent, d’amour-propre, de galans, intrigues de coulisses, ces dames croyaient avoir mille raisons de se détester, ne s’en faisaient guère faute ; et la chronique de leurs querelles défrayait la ville et la cour. Peut-être même le gouvernement s’appliquait-il à les faire durer, afin de fournir des thèmes de conversation à une société qui se serait ennuyée, qui s’attristait aussi de n’entendre parler que guerres, victoires et conquêtes. Mars, chef d’emploi, laisse dans l’ombre Bourgoin qui rend la pareille à Volnais : elles jouent les rôles d’ingénuités, de jeunes premières, de jeunes princesses, mais Bourgoin « primait », et, forte de son droit strict, un jour que l’affiche annonçait Zaïre au théâtre de Versailles avec Volnais, elle s’y rendit, entra en scène, et vint se poser à la réplique devant sa rivale sans que celle-ci osât protester. Une aimable et une bien jolie fille, cette Bourgoin, sympathique au public pour sa verve et sa gaieté, ayant bec et ongles pour se défendre ou attaquer, incapable de garder rancune de ses sarcasmes, bonne au fond et charitable, mais d’une bonté armée, qui se dépouillait de son enveloppe rugueuse à mesure qu’elle s’avança vers l’automne de l’existence. En attendant, toute au bonheur d’être jeune, aimée, admirée, cueillant à pleines mains les roses de la vie, répandant son cœur et son esprit avec une générosité de millionnaire, mettant en révolution par ses boutades la comédie, le foyer, les artistes et les auteurs. Cette Volnais ! C’est sa bête d’horreur ! Non contente de la « primer », de la faire enrager en lui enlevant des rôles, elle la crible de lazzis : elle achète une terre de 400 000 francs ; et toutes ses émules de s’écrier : « Comment a-t-elle pu rassembler tant d’argent ? » Et Bourgoin de répondre ingénument : « Vous verrez qu’elle a fait un appel au peuple. » Talma, qui eût un goût très vif pour Bourgoin, lui proposa, au fort de la liaison, d’unir leurs ménages comme ils avaient uni leurs cœurs. « Non, dit-elle après un instant de réflexion ; vois-tu, cela me vieillirait de trente ans ; on dit aujourd’hui la petite Bourgoin, si je m’emménageais avec toi, on ne manquerait pas de m’appeler la mère Bourgoin, et je serais perdue. » Et Talma émerveillé la comparait à Arnould pour la repartie, à Lecouvreur pour l’âme. Un de ses plus beaux traits, c’est son billet à certaine duchesse de fraîche date, propriétaire d’un serin, le serin le plus choyé, le plus adoré et le plus libre de l’univers ; trop libre, hélas ! car il vagabondait de-ci de-là, allant de préférence se poser sur le balcon de l’actrice, laquelle avait un