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devenu tel que les honnêtes gens ne pouvaient plus le supporter ; alors il est tombé à la charge de la commune.

— Autre chose encore, fit gravement Henry Merrill. Le goût de boire lui était comme naturel ; c’était un mal né pour ainsi dire en lui, à ce que je crois, et il n’y avait personne pour chasser le diable de sa peau, comme ça se pratiquait jadis dans l’Écriture. Son père et son grand-père buvaient ; ça ne les a pas empêchés d’avoir bon cœur, d’être bons voisins, de ne jamais faire tort à quelqu’un. À leur époque c’était l’habitude de boire, les gens avaient plus froid qu’aujourd’hui et mangeaient plus mal ; on se soutenait comme ça. Mais ce qui a perdu Eb, ç’a été son désappointement avec Marthe Peck, quand elle l’a planté là, pendant qu’il était à la guerre, pour épouser le vieux John Down. J’ai toujours mis ça sur le compte de Marthe.

— Moi aussi, dit Asa Brown. Marthe ne s’est pas bien conduite avec le pauvre Eb ; non pas qu’elle s’en soit plus mal trouvée quant à elle, mais c’est une chose que de montrer du jugement, et c’en est une autre que d’avoir du cœur.

Il se fit un long silence. Le sujet leur était trop familier pour avoir besoin de commentaires.

— Il n’y a pas d’esprit public ici, à Barlow, déclara résolument Asa Brown. Je ne crois pas que nous puissions rien arranger pour la décoration. J’en suis comme honteux, mais toujours cette fête-là tombe quand on a le plus à faire. Vrai, ce n’est pas le moment pour une cérémonie que celui des dernières semailles.

— Il n’y a pas à réclamer l’esprit public chez les autres quand on n’en a pas soi-même, remarqua judicieusement John Stover. — Mais quelque chose lui avait plu dans la suggestion découragée de son ami. — Peut-être bien que nous pourrions tout de même faire la fête cette année. Elle tombe un samedi ; ce n’est point si mauvais qu’au milieu de la semaine.

Nul ne répondit ; il reprit au bout d’une minute :

— Il y a eu un temps où l’on était trop près de la guerre pour s’en bien rendre compte. Les individus les mieux cotés alors étaient censément ceux qui n’avaient point quitté leur chez eux où ils avaient continué à faire chacun son métier et à ramasser de l’argent ; mais maintenant ce n’est pas la même chose.

— Oui, ceux qui étaient restés attrapaient tous les profits et, quand nous sommes revenus, nous nous sommes trouvés joliment distancés, grommela Asa Brown.

— On nous appelait à la fois des héros et des propres à rien, reprit en riant Stover. Nous n’avions plus trop la main