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Joseph Korner avait été de compliquer son existence par un mariage imprudent.

Ces époux mal assortis s’en allaient de ville en ville, se rendant où les directeurs les appelaient, et leurs enfans étaient condamnés à la vie nomade. Franz avait commencé ses études à Linz, il les continua à Lemberg, puis à Vienne. Cela faisait une éducation fort décousue. Ne prenant racine nulle part, changeant sans cesse de professeurs et de camarades, il se dégoûta bientôt de l’école, voulut être son propre maître, s’en remit à lui-même du soin de s’instruire. Les autodidactes sont une race fort méritante, mais sujette à de grands travers. Il leur arrive souvent d’enseigner pompeusement à l’univers des vérités aussi vieilles que lui, qu’ils considèrent comme leurs inventions personnelles. Ils découvrent l’Amérique, et quand ils sont forcés de convenir qu’elle avait été découverte avant eux, ils en éprouvent quelque déplaisir. C’est un chagrin que Nissel a ressenti plus d’une fois dans sa vie.

Sa mère s’entendait mieux à mettre des enfans au monde qu’à les élever. Après les trois jumelles, elle devait perdre encore une fille et un fils. Franz était destiné à devenir sexagénaire, mais il fut toujours frêle et languissant, et il s’en prenait à sa mère, qui l’avait trop choyé, trop dorloté, élevé dans du coton. Quoiqu’il eût la taille haute, élancée et que sa moustache et sa barbe lui soient venues de bonne heure, il n’eut jamais de santé. Il avait la poitrine faible, et dès sa première jeunesse il fit connaissance avec le catarrhe, la fièvre, les crachemens de sang. Se repliant sur lui-même, ce valétudinaire devenait de plus en plus impropre au commerce des hommes. Il s’en trouva mal dans son âge mûr ; quand il eut des marchés à conclure, il s’y prit gauchement, et tour à tour il cédait ou résistait trop. Comme il avait l’âme aimante, il est toujours demeuré fidèle à ses amitiés de jeunesse ; mais il ne se sentait parfaitement à l’aise que dans sa propre société, et à tous les plaisirs il préférait les douceurs de la vie contemplative. Ses songeries solitaires et ses lectures clandestines lui suggéraient une foule de réflexions, dont il ne faisait part à qui que ce fût, qu’il ne discutait avec personne, et c’est surtout dans la jeunesse que les discussions sont utiles. Elles nous apprennent à nous défier un peu de notre jugement, à ne pas nous ériger en pontifes infaillibles.

Ce fut à Lemberg qu’il dévora coup sur coup le plus de vers, de pièces de théâtre, de romans. Les Mystères de Paris et le Juif-Errant, alors dans leur nouveauté, lui firent la plus vive impression. Il déclare dans ses Mémoires « que ces deux livres ont exercé une grande influence sur le développement de ses principes politiques et sociaux, sur toute sa manière de penser et de sentir. » — « On rabaisse trop, nous dit-il, les romanciers français de ce temps, on les traite de haut en bas, et on croit avoir tout dit quand on les accuse d’avoir visé surtout à l’effet et