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aux excitations sensuelles. Leurs œuvres témoignaient d’un incontestable talent, d’une grande puissance de composition, d’une imagination riche et féconde, mise au service d’idées supérieures. » Ce fut d’Eugène Sue qu’il apprit que personne n’a le droit de posséder le superflu, aussi longtemps que tout le monde n’a pas le nécessaire. Il n’a guère eu l’occasion de pratiquer cette morale, car, durant tout le cours de sa vie, il eut à peine le nécessaire, et s’il n’a pas connu la faim, il s’est dit plus d’une fois : « Aurai-je de quoi vivre dans six mois d’ici ? » Après s’être repu de romans socialistes, il se mit à lire des manuels d’histoire, et sa mélancolie s’en accrut. Il ne voyait partout de siècle en siècle que des peuples opprimés, des luttes tragiques, d’indicibles souffrances, les natures nobles vouées aux plus tristes destinées, les petits condamnés à engraisser la terre de leur sang pour y faire pousser des lauriers. Ne fallait-il pas que les ambitieux, les grands capitaines, les rois et les empereurs eussent quelque chose à se mettre sur la tête ? Les conclusions qu’il tirait de ses lectures historiques le remplissaient tour à tour de pitié ou de colère. Que ne les discutait-il avec un ami sage et d’esprit mûr ! Mais, je l’ai dit, il ne discutait rien qu’avec Franz Nissel, et ils étaient toujours du même avis.

Cet adolescent s’était fait ses opinions surtout, et l’âge ne les a point changées. Il avait décidé que le monde tel qu’il est a un visage déplaisant, mais ce qui lui déplaisait encore plus, c’était la figure du prince de Metternich. Il écrira un jour qu’il aurait fait de grandes choses s’il était né dans un pays libre, mais que l’Autriche n’était pas une vraie patrie. L’Autriche dont il parlait était celle que M. de Metternich avait créée et façonnée à sa guise, et par malheur l’œuvre a survécu de quelque temps à l’ouvrier. Il faut avouer que personne n’a surpassé cet homme d’État dans l’art de cloîtrer les peuples, en les privant de toute communication avec le dehors et leur laissant tout juste assez d’air pour qu’ils ne mourussent pas d’asphyxie. Il reconnaissait aux hommes le droit de se nourrir et de s’amuser, et il favorisait les intérêts matériels comme les divertissemens publics ; mais il faisait une guerre implacable aux idées ; les plus inoffensives lui étaient suspectes et d’où qu’elles vinssent, il leur coupait le chemin, leur disait : « On ne passe pas. » Il posait en principe que la pensée est une maladie mortelle ou tout au moins un exercice dangereux qui n’est propre qu’à faire des mécontens ou des fous, et quand la partie pensante de la nation lui disait : « De grâce, ouvrez cette porte, cette fenêtre, l’air nous manque, laissez-nous respirer ! » il répondait : « Je n’en vois pas la nécessité ; mangez, buvez et amusez-vous. » Tous les poètes autrichiens qui ont passé la belle saison de leur vie sous ce régime de compression en ont gardé jusqu’à leur mort un angoissant et pesant souvenir. Ces prisonniers, élargis trop tard, se félicitaient d’être rendus à la liberté mais on n’avait pu leur rendre leur jeunesse.