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mier plan de nos préoccupations présentes cette lamentable affaire de Panama qui a causé tant de mal et qui, pendant de longs mois, a fait peser sur le pays une lourde atmosphère de malaise et de soupçons. Les orateurs socialistes se sont dressés à la tribune comme les vengeurs de la morale, les champions d’une justice supérieure ; et il fallait entendre la violence de leurs dénonciations et l’implacable sévérité de leurs sentences ! De quel droit, à quel titre tenaient-ils ce langage et se donnaient-ils ce rôle ? Ils semblaient pétris d’un autre limon que le reste de l’humanité : on les aurait crus mis au monde pour la juger de haut et pour la flétrir. N’y a-t-il donc jamais eu dans leur propre conduite aucune défaillance ? Leur vertu est-elle d’une qualité si rare qu’elle ait le droit de se produire à la tribune sous cette forme orgueilleuse et arrogante, sans s’exposer à être jugée à son tour ? Ont-ils tous la candeur du cygne, et les scandales d’il y a dix-huit mois les ont-ils laissés absolument immaculés ? C’est la question qu’a posée M. Paul Deschanel, et il l’a résolue avec une vigueur de parole et une force de caractère dont les députés du centre donnent trop rarement l’exemple. Il a répondu à l’agression des socialistes par une agression correspondante, et la victoire lui est restée. Pour la première fois, ces infatigables orateurs dont rien ne semblait pouvoir tarir l’éloquence ont fait la sourde oreille et se sont tus. C’est que les coups de M. Deschanel étaient directs, précis, et que pas un ne s’est perdu. Comment ne pas parler aussi de M. Rouvier ? Mis en cause personnellement par M. Jaurès, avec une violence préméditée, froide et cruelle, il a montré dans sa défense une émotion communicative dont l’effet sur la Chambre a été profond. Quelques-uns de ses accens, venus d’un cœur blessé mais resté vaillant, avaient une tout autre portée, même au point de vue oratoire, que la très brillante rhétorique de M. Jaurès. Si la Chambre a failli voter la proposition de ce dernier, ce n’est certainement pas par excès de courage, et il était facile de voir à son attitude à quel point elle désapprouvait ce retour que rien n’autorisait, que rien ne justifiait, sur un passé qui n’était pas en cause. Où en viendrait-on si de pareilles mœurs se perpétuaient à la Chambre ? L’idéal de la gauche socialiste est de s’ériger en tribunal révolutionnaire qui, se plaçant au-dessus de tous les autres tribunaux, révisera leurs sentences et y substituera les siennes. Un jour, elle prendra à partie telle personne, le lendemain telle autre, suivant son caprice ou ses rancunes. Hier, c’était M. Rouvier : qui sera-ce demain ? Quel peut être le but de cette campagne, sinon de maintenir dans les esprits le trouble, le doute, le soupçon, afin de jeter la déconsidération et le mépris sur le gouvernement parlementaire lui-même. Nous n’en voulons d’autre preuve que le choix des alliés dont s’entourent les socialistes : tous les anciens boulangistes sont avec eux.

Les provocations de l’extrême gauche et les intentions chaque jour