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n’attribue rien à ma personne de toutes les attentions flatteuses qu’on peut avoir pour moi. Je sais, de reste, qu’elles ne se rapportent qu’au roi. Je ne suis venu ici que dans l’espérance de le bien servir, je serais fort affligé d’en partir après n’avoir été qu’une dupe : il est sûr que cela me touche de plus près, je crains de l’être plus que vous ne pouvez le craindre. Essayez donc vous-même d’un peu d’ouverture et vous verrez que pour un pas que vous ferez, on en fera deux. »

Puis, voyant que, malgré ses efforts, il ne réussissait pas à dissiper toutes les préventions, il ajoutait avec un peu de dépit : « Quand j’ai hasardé quelques-unes de mes réflexions, ce n’a jamais été par une sorte de confiance dans mes lumières, étant fort éloigné d’être susceptible d’un tel ridicule, ni sur un ton de décision… j’ai peine à imaginer même qu’elles pussent être prises dans ce sens-là. Cependant, pour éviter que cela n’arrive à l’avenir, je me renfermerai dans la plus grande exactitude à vous rendre compte et d’ailleurs dans le silence le plus complet[1]. »

Les appréciations d’Hautefort auraient peut-être obtenu plus de créance auprès du ministère français, si elles n’eussent été combattues par un contradicteur qui parlait trop haut pour n’être pas écouté et qui mettait à donner des avertissemens tout opposés une activité et une insistance sans relâche. Ce n’était autre que le roi de Prusse qui, par l’intermédiaire de son ministre à Paris, aussi bien que par ses conversations à Berlin et ses correspondances, ne cessait de représenter Marie-Thérèse comme uniquement occupée, sous cette apparence de bénignité pacifique, à préparer sa revanche, en nouant des intrigues dans l’ombre et en ressuscitant sous main la vieille coalition des ennemis de la France et de la Prusse. Il donnait ce signal d’alarme à toute heure et à propos de tout, avec une sorte d’agitation fébrile, d’autant plus remarquable que le contraste était plus complet avec l’état d’esprit dont il avait fait preuve pendant les dernières années de la guerre. Lui qui s’était montré si calme dans ce moment critique, affectant d’être indifférent à tout le bruit qui se faisait autour de lui, laissant les Russes passer à sa porte et pénétrer dans le cœur de l’Allemagne sans même en prendre souci, saisi maintenant d’un trouble inattendu, il semblait ne plus rêver que pièges tendus et complots formés pour sa perte. Il ne fallait peut-être pas chercher bien loin l’explication de ce brusque changement d’humeur. Tant que durait la guerre, les puissances qui y étaient engagées, tenues en échec, affaiblies et paralysées l’une par l’autre, le laissaient jouir en repos de la neutralité prudente qu’il avait su

  1. D’Hautefort à Puisieulx, 16 janvier, 14 février, 4 mars 1751 (Correspondance d’Autriche : ministère des Affaires étrangères).