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« Les entretiens avec ce prince, dit l’un d’eux[1], sont un orage continuel. » À un autre[2], le jour même où il lui remettait ses lettres de créance : « Vos troupes sont-elles toujours, lui dit-il brusquement, comme je les ai vues à Strasbourg, vêtues d’habits rapiécés ? — Je lui dis, répond assez prestement le Français, que cela arrivait quelquefois à la fin des campagnes, mais que nos soldats trouvaient souvent le moyen de changer leurs habits contre ceux de nos ennemis, comme avait fait récemment le régiment de Navarre à Raucoux après avoir battu les Bavarois. J’ai cru devoir faire cesser par cette réponse une conversation que le roi de Prusse, quelquefois avantageux, aurait pu pousser plus loin. »

Ainsi le contraste est complet. De Vienne n’arrivent à Versailles que des paroles de paix et des offres d’amitié qui, pour l’heure présente, n’exigent rien en retour, ni efforts ni sacrifices : toutes les précautions sont prises pour ménager aussi bien l’amour-propre du souverain que son humeur nonchalante et la lassitude de la nation, qui, en ce moment, ne songe qu’au repos. De Berlin, au contraire, ce sont des conseils hautains et rogues donnés avec l’air de supériorité écrasante d’un censeur qui morigène, puis des exigences auxquelles on ne peut suffire que par une activité et une vigilance sans relâche et un état d’agitation qui ne laisse pas un instant respirer. Tandis que Marie-Thérèse flatte et prie, Frédéric raille, gourmande et commande. S’il ne s’agissait que de l’agrément des relations entre souverains, la comparaison serait bientôt faite. Mais, comme des deux parts on se livre à de violentes récriminations et que tout annonce une lutte prochaine, il est impossible d’agréer à la fois les avances de l’une et de répondre aux réclamations de l’autre. Il faut choisir, et c’est sur ce choix, qui peut à tout moment devenir nécessaire, que l’accord est loin de s’établir et dans le sein du conseil de Louis XV et moins encore entre ses ministres et le personnel de cour qui forme l’entourage royal.

Dans le ministère et ce qui lui tient par une attache officielle, c’est toujours l’influence de Frédéric qui prévaut, ou plutôt son autorité qui fait loi. Non qu’on ne le trouve un compagnon peu sûr et peu commode : non qu’on ne se plaigne de son humeur [3]

  1. L’Anglais jacobite mylord Tyrconnel, qui mourut après peu de mois de fonction.
  2. L’officier général La Touche, qui succéda à Tyrconnel.
  3. Frédéric à Keith, successeur de Chambrier à Paris, 8 août 1752. — Pol. Corr., VIII, p. 176, 180, 249, 402, etc. ; IX, p. 69-71, etc.
    Pour noter toutes les réclamations du roi de Prusse, il faudrait citer toutes ses lettres à son ministre à Paris, qui n’ont pas d’autre objet que de signaler les dangers des intrigues de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie. — Tyrconnel à Puisieulx, 18 janvier 1750. — La Touche à Puisieulx, 30 juillet 1752 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).