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irritable, ni qu’on partage toutes ses inquiétudes imaginaires : non qu’on ne garde et même, au besoin, on ne rappelle le souvenir de ses infidélités passées. — « Votre maître, dit Puisieulx au ministre de Prusse, veut toujours nous mettre en avant, pour agir après cela en ce qui lui conviendra ; il mène ses affaires comme il a voulu : qu’il trouve bon que nous fassions les nôtres comme nous le croyons le mieux pour nos intérêts. Ne pourrait-il donc pas dire à ses ministres dans toutes les cours de ne pas marquer une inquiétude pour lui-même qui ne paraît pas digne d’un si grand prince ? »

Parfois même la patience échappe. Le nouveau ministre de France à Berlin, ennuyé de ses demandes d’assistance continuelles, s’écrie : « Eh bien ! oui, nous vous soutiendrons ; mais si vous nous lâchez encore, mordieu ! vous serez écrasé. » Mais après ces témoignages de mauvaise humeur qui ôtent tout mérite aux démarches qu’on va faire, on n’en fait pas moins, de mauvaise grâce et en murmurant, ce qu’il demande. On se fait l’organe à Londres et à Vienne de griefs auxquels on laisse voir qu’on n’attache pas soi-même une foi complète. On évite surtout avec affectation tout ce qui aurait l’air d’entretenir à un degré quelconque une entente avec Marie-Thérèse, sujet sur lequel on le sait particulièrement susceptible. Bref, son caractère fait peur. C’est une maîtresse jalouse qu’on n’aime plus, mais dont on craint les éclats. — « Quel homme ! dit le maréchal de Saxe revenant d’une visite à Berlin où on l’a pourtant comblé d’honneurs. J’ai plus peur de lui en tête à tête que de son cousin Cumberland à la tête de cent mille hommes. » Puis, pour faire un pas loin de lui et vers l’Autriche, il faudrait s’aventurer sur un terrain inconnu, peut-être semé de pièges, dont on ne saurait se garder qu’avec cette hardiesse clairvoyante qui est le propre du génie. Or le génie n’est pas le cas de Puisieulx, qui a la conscience de sa propre médiocrité ; et quand Puisieulx doit se retirer, le successeur qu’on lui donne, Saint-Contest, plus inconnu encore que lui, n’apporte au poste où il le remplace aucune supériorité de talens ni de lumières[1].

Mais si par habitude, par crainte plutôt que par goût, par une sorte de vitesse acquise, la direction de la politique officielle obéit encore à l’impulsion de la Prusse, un état d’esprit tout différent règne dans un monde à la fois indocile et bruyant qui remplit les antichambres de Versailles et pénètre dans les cabinets secrets, — seigneurs, abbés et dames de cour, généraux que la paix laisse désœuvrés, diplomates en quête ou en attente d’emploi, financiers appelés pour venir en aide aux besoins de l’État, — tout

  1. Chambrier à Frédéric, 1er septembre 1752. — Valori, Mémoires, t. I, p. 298.