Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les estimations les plus autorisées : les sauvages, eux, n’ont pas besoin de tant de mots et aussi en général, ne les ont-ils pas à leur service. Les Boschimans, dont la langue est des plus rudimentaires, n’arrivent pas à se comprendre entre eux dans l’obscurité. Le geste est presque toujours nécessaire aux sauvages comme complément de la parole. Pour dire : Veux-tu venir avec moi ? ils disent : — Toi, — puis montrent une direction. La caractéristique de leurs langues, ce sont les « mots-phrases », qui, en désignant un objet, désignent aussi l’ensemble des actions dont cet objet est le centre. Toutes les races ont passé par là, comme elles ont passé par la période de la pierre brute et de la pierre taillée.

On peut se faire une idée du caractère de l’homme préhistorique d’après celui de l’enfant et celui du sauvage. L’homme « à l’état de nature » est, comme l’enfant, un sensitif impulsif. Il faut faire exception pour les Indiens d’Amérique, qui savent se dominer eux-mêmes et montrent une sorte de flegme stoïque. Dans tout le reste de la terre, au témoignage des voyageurs, le sauvage manifeste une grande impulsivité, qui, d’ailleurs, se concilie fort bien avec la ruse et les vengeances longtemps méditées. Les animaux eux-mêmes sont à la fois impulsifs et rusés : veulent-ils vous ménager quelque tour de leur façon, le temps n’existe pas pour eux. Le sauvage, quand il n’a pas quelque grand intérêt à se contenir, rit, pleure, gesticule, s’agite de tous ses membres. Rien de plus mobile que son esprit et ses sentimens. Aussi Lubbock a-t-il pu dire : « Les sauvages sont des enfans ayant les passions des hommes. » Quant à leur volonté, elle a le plus ordinairement le caractère explosif : elle se rapproche de l’acte réflexe et se détend comme un ressort sous l’influence de la passion présente, pour retomber ensuite à l’état d’inertie. Ce qui frappe tous les voyageurs chez les races non civilisées, c’est l’habituelle incapacité de tout effort prolongé et méthodique. Les Peaux-Rouges se laissent exterminer plutôt que de s’astreindre à un travail régulier qui leur donnerait l’aisance. Ils ont d’ailleurs un attrait irrésistible pour la vie des forêts : donnez-leur une maison, ils y installeront leurs chevaux et iront dormir sous leur tente. Le travail continu, l’attention persévérante, voilà la chose héroïque pour l’homme primitif comme pour l’enfant ; ils éprouvent une répugnance parfois invincible pour cet état de concentration volontaire que M. Ribot considère comme « artificiel et surajouté », tandis que l’état de distraction serait naturel et fondamental. M. Ribot a remarqué que les plus constans efforts d’attention patiente ont peut-être été faits par les femmes, obligées de soigner leurs enfans et, de plus, astreintes à un travail régulier, tandis que le sexe fort, après avoir chassé, pêche, combattu,