Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se reposait[1]. C’est surtout quand il s’agit de fixer son attention sur une idée, quelle qu’elle soit, que le sauvage montre son impuissance. D’après Burton, essayez de causer dix minutes avec un habitant de l’est de l’Afrique sur son système de numération, pourtant bien simple, vous lui causerez un mal de tête extrême. Chez certains Négritos, la stupidité est telle que, s’ils doivent faire quelque effort pour comprendre, « ils tombent de sommeil ; » insiste-t-on par trop, « ils sont malades. » Un sauvage de la Nouvelle-Calédonie répondait au missionnaire de Rochas, qui offrait de la viande à ses néophytes pour les faire sortir de l’apathie et les rendre attentifs : « Tu parles beaucoup, mais, vois-tu, ce qu’il nous faut, c’est ce qui emplit le ventre. » Chez les sauvages les plus inférieurs, l’inertie intellectuelle entraîne le manque de curiosité : rien ne les étonne, ou, s’ils s’étonnent, ce n’est que pour quelques instans. Lorsque Cook visita les Tasmaniens et les Fuégiens, il ne réussit pas à leur causer de la surprise en leur montrant une foule d’objets inconnus. Un sauvage s’amuse d’un miroir : il ne vous en demande pas l’explication. Les enfans des civilisés, au contraire, ont un instinct déjà développé de curiosité intellectuelle, qui leur met sans cesse aux lèvres le mot : Pourquoi ?

Comme le singe et comme l’enfant, l’homme primitif est foncièrement imitateur. Les Australiens, les Fuégiens, beaucoup de nègres d’Afrique reproduisent tous les mouvemens et gestes de leur interlocuteur à mesure qu’il parle ; ce qui ne laisse pas que d’être gênant. Bagehot rapporte, d’après le capitaine Palmer, qu’un chef des îles Fiji suivait un sentier de montagne escorté par une longue file d’hommes de sa peuplade, quand il lui arriva par hasard de faire un faux pas et de tomber ; tous les autres firent immédiatement de même. Peut-être aussi voulaient-ils, par cette imitation servile, montrer leur obéissance et leur passivité absolues.

Un tel esprit d’imitation favorise la routine, empêche toute innovation. « Parce que même chose fait pour mon père, même chose fait pour moi, « disent les nègres Moussas. On connaît des peuples noirs qui, bien qu’ayant toujours vécu de la chasse, n’ont pas encore trouvé d’autre moyen pour se procurer le gibier que de l’abattre avec des pierres. Les Australiens ichthyophages observés par Dampier, qui avaient cependant toujours habité au bord de la mer, ne savaient fabriquer aucune sorte d’engin pour

  1. Chez les Bhils, dit Spencer, les hommes haïssent le travail, mais les femmes sont industrieuses ; de même chez les Konkris et les Nagas ; de même encore en Afrique. Dans le Loango et sur la Côte d’Or, bien que les hommes soient inertes, les femmes « s’occupent d’agriculture avec une ardeur incroyable. »