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de quelque espèce qu’ils soient, maltraiter leurs femelles ; au contraire, ils les aiment et, au besoin, se dévouent pour elles. Il serait étrange que l’homme eût commencé par faire exception à la règle universelle.

C’est précisément la supériorité de l’homme sur les animaux, résultant de ce qu’il a la raison et l’expérience, qui l’a amené à différer des animaux tantôt en mieux, tantôt en pire. Aussi l’humanité sauvage offre-t-elle tous les types moraux. Les chefs Maoris de la Nouvelle-Zélande ne respiraient jadis que la guerre. On sait que l’un d’eux, pour justifier l’anthropophagie, disait à Dumont d’Urville : « Tout être de la nature a son ennemi, et il le mange quand il peut. » La barbarie des Dahoméens et des Achantis est bien connue. En revanche, Livingstone a trouvé au cœur de l’Afrique des tribus nègres inoffensives, très supérieures en tout, sauf pour les outils et les armes, aux tribus arabes. Il parle en termes touchans de son amitié pour ces noirs. Mlle Tinné s’exprime aussi avec attendrissement sur le compte de certaines tribus du Soudan qu’elle avait visitées. Au reste, toutes les émotions du sauvage sont irrégulières et inconstantes : de là ce que Burton appelle « un étrange mélange de bien et de mal. » Le sauvage a à la fois un bon caractère et un cœur dur, il est batailleur et circonspect, doux à un moment, cruel, sans pitié et violent à un autre, brave et lâche, têtu et volage, avare et prodigue ; il aime ses enfans et, dans un accès de colère, il les tue pour une simple maladresse. On reconnaît là l’incohérence d’un caractère sans équilibre et sans unité : bien des hommes civilisés ont une irritabilité plus ou moins analogue.

Remarquons, en outre, que plusieurs coutumes des sauvages qui nous semblent abominables sont des conséquences de sentimens qui ne sont point toujours odieux. On leur reproche de manger parfois leur vieux père, mais c’est pour lui donner une sépulture digne de lui (ainsi pensent les Capanagues). On leur reproche de manger un ami mort ou un maître, mais c’est pour « s’assimiler ses bonnes qualités. » Bien des sacrifices humains ont été faits dans une intention religieuse. Sans vouloir trop relever la morale des sauvages, encore ne faut-il pas la juger d’après nos idées et sentimens modernes. Notre « civilisation « même est trop souvent comparable à leur barbarie. Baker voulait convertir Commoro, chef Latouka : « Si on ne croit pas à la vie future, lui disait-il, pourquoi un homme serait-il bon, au lieu d’être méchant quand il y trouve son intérêt ? » Commoro répondit : « La plupart des hommes sont mauvais ; s’ils sont forts, ils pillent les faibles. Les bons sont tous faibles ; ils sont bons parce qu’ils n’ont pas assez de force pour être méchans. » Baker fut profondément