Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

scandalisé ; mais, chez les peuples les plus civilisés, ne trouve-t-on pas des hommes d’État qui ont à peu près les mêmes théories et qui les pratiquent sur une bien plus vaste échelle ?

Tenons compte aussi de l’influence perturbatrice exercée souvent par la religion sur la morale. L’indépendance première de la religion et de la morale est aujourd’hui démontrée ; elle est manifeste chez tous les peuples sauvages et dans les plus anciennes religions. La morale a pour point de départ certaines obligations familiales et sociales, conditions élémentaires de la vie en commun. La religion a pour point de départ la croyance à des êtres supérieurs, quoique analogues à nous, qui interviennent d’une façon mystérieuse dans notre destinée. Les conditions du bien moral et les hypothèses sur la destinée ne sont point des choses identiques. C’est seulement plus tard que la religion est devenue une sanction de la morale. Dans les commencemens, à côté de l’appui qu’elle pouvait prêter à certaines règles de conduite envers les autres, elle apportait aussi de nombreux obstacles au progrès moral et surtout scientifique. Quand une coutume, si odieuse soit-elle, quand une croyance, fût-elle absurde, a pris un caractère sacré, elle devient une barrière infranchissable. Elle ressemble à ces objets qui, chez certains sauvages, sont intangibles et qu’ils désignent sous le nom de tabou.

L’unité primordiale de l’esprit humain se montre, d’une manière frappante, dans les mythologies et coutumes religieuses. M. Letourneau, en étudiant l’Évolution religieuse dans les diverses races humaines[1], traite de la mythologie des races noires, jaunes et blanches. C’est au fond toujours la même : animation universelle, croyance aux doubles, aux esprits cachés dans le corps des animaux, des hommes, des êtres inanimés[2]. Puis le spectacle de la mort, ainsi que le souvenir de l’étrange vie du rêve, de l’évanouissement, de la catalepsie, éveille l’idée d’une existence prolongée au delà de ses limites apparentes. De là ce culte des morts qui se montre de si bonne heure chez les hommes préhistoriques, et qu’on retrouve, avec peu de variantes, chez les jaunes et les noirs aussi bien que chez les blancs.

En somme, les aberrations de l’instinct moral, social, religieux prouvent elles-mêmes l’existence de cet instinct, comme les aberrations de l’esprit scientifique et du raisonnement prouvent l’existence d’un être capable de raisonner et, par cela même, d’arriver un jour à une science plus ou moins rudimentaire. L’unité morale de l’espèce humaine, quelles que soient ses origines physiologiques,

  1. Un vol. in-8o, Paris, Battaille, 1894.
  2. Dans l’Amérique du Sud, si un Tupis vient à heurter du pied une pierre, il entre en fureur contre elle et la mord comme un chien…