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Ce qui fait la supériorité de l’œuvre littéraire par-dessus tous les travaux où nous pouvons appliquer notre intelligence, c’est que les facultés les plus diverses y trouvent leur emploi. Certains écrivains sont des peintres ou des musiciens composant des symphonies avec des mots, comme on fait avec les couleurs et les sons. Ils sont des artistes. M. Rod n’est pas de ceux-là : ou plutôt il en est exactement le contraire. Le sentiment de l’art, à tous les degrés et sous toutes ses formes, est celui qui lui fait le plus complètement défaut. L’harmonie des lignes ou les effets de la lumière dans la nature le laissent indifférent. « Ce n’est pas la beauté des paysages qui me saisit : le monde extérieur n’est pas mon maître et ses aspects en eux-mêmes ont peu d’attrait pour moi.[1]. » Les chefs-d’œuvre de la peinture ne provoquent pas davantage son enthousiasme. Il est d’avis que « les plus sublimes d’entre eux ne valent pas la plus humble idée qui germe dans notre propre cerveau, le plus léger sentiment qui fait palpiter une minute notre propre cœur[2]. » Entre les œuvres peintes celles-là seules lui donnent un frisson qui laissent transparaître la pensée, la couleur et le dessin n’y servant qu’à composer des symboles presque immatériels. C’est le cas pour les préraphaélites anglais ; aussi en a-t-il parlé avec une entière sympathie et en toute chaleur de cœur. De même ce qu’il recherche dans les livres des écrivains c’est moins l’expression et le rendu que ce n’est le contenu intellectuel. Encore ne se place-t-il pas au point de vue du psychologue curieux du jeu des idées et des sentimens. Il ne lui suffit pas qu’une sensation soit rare pour qu’elle lui semble digne d’être étudiée. Les curiosités de l’analyse ne le tentent pas. Il ignore aussi bien le désintéressement du savant que l’insouciance du dilettante. Mais il y a en nous certaines notions d’après lesquelles nous jugeons qu’un acte est bon ou mauvais. Cette notion du Bien et du Mal, d’où nous vient-elle ? Comment s’est-elle formée, quelles interprétations diverses reçoit-elle, et comment voit-on se comporter les hommes dans la façon dont ils l’appliquent ? Cette vie qui nous a été imposée vaut-elle d’être vécue ? Quel en est le sens et qu’est-ce qui en fait le prix ? Quelle satisfaction pouvons-nous donner à l’instinct qui nous incline vers la recherche du bonheur ? Comment concilier cet instinct avec l’idéal de la moralité ? Telles sont les questions qui ne cessent d’être présentes à l’esprit de M. Édouard Rod. Ce sont elles qui mettent sa curiosité en éveil. C’est pour y trouver une solution et pour nous en faire part qu’il écrit ses livres. Il est par essence un moraliste.

On ne s’en serait guère douté en lisant son livre de début. Palmyre Veulard est dédiée à l’auteur de Nana ; cette dédicace n’est que le juste hommage du disciple docile à son maître. Une fille de joie, l’heure

  1. Le Sens de la Vie, p. 215.
  2. Le Sens de la Vie, p. 5.