Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/932

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

approchant du déclin, se hâte de tuer de plaisir et de fatigue un phtisique millionnaire afin d’hériter de la forte somme ; puis, après-avoir brûlé quelques dernières cartouches, elle devient la femme d’un souteneur en habit noir qui la ruine et qui la bat : telle est l’histoire édifiante dont M. Rod avait fait choix pour son premier récit. Dans le vaste monde aux spectacles variés jusqu’à l’infini, le coin de monde où se passent ces jolies choses lui avait semblé valoir la peine d’être décrit d’abord et avant tous les autres. Il l’avait décrit suivant tous les procédés recommandés par l’école. Il s’était montré consciencieusement brutal, et malpropre avec application. À vrai dire, cette erreur ne nous déplaît pas : elle n’est pas sans grâce. C’est un bel exemple de ferveur littéraire. M. Rod était à peine au sortir de l’enfance ; il se lançait dans la carrière avec cet enthousiasme que la jeunesse de nos jours a désappris ; il cédait à cette fureur d’imitation qui est le premier symptôme par où se traduit le besoin d’écrire. Gentiment il se rangeait derrière le maître qui lui semblait le mieux doué, sans se demander s’il avait avec lui aucune sympathie de talent, et par nécessité toute pure d’avoir un maître. Cela prouve assez bien la déplorable contagion que peuvent avoir certains succès littéraires et comment l’exemple de telles renommées bruyantes suffit à dévoyer pour toujours des hommes de talent. Pour ce qui est de M. Rod, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé. Toute sa nature protestait contre les tendances qui se sont épanouies dans le naturalisme. Aussi bien des secours lui vinrent d’ailleurs, qui l’aidèrent à se ressaisir. De cette première influence d’autres influence » le débarrassèrent, mieux en accord avec la tournure de son esprit. Il est curieux d’en faire le compte, parce que ce sont celles qui ont également agi sur la plupart des écrivains du même temps.

Ces influences ont été surtout des influences étrangères. Dans Genève, ville cosmopolite, M. Rod était placé mieux qu’un autre pour en subir l’atteinte. Leopardi et Schopenhauer lui enseignaient à réfléchir sur les conditions générales qui s’imposent à l’existence des hommes. La musique de Wagner, les théories et les œuvres des préraphaélites, la poésie anglaise agissaient dans un même sens, lui révélant une forme d’art où le sentiment serait suggéré plutôt qu’exprimé, et l’idée ne s’enfermerait pas dans un contour trop précis. Les romanciers russes, par la sincérité de leur apostolat, lui rappelaient les hommes qui, dans les premiers temps du christianisme, prêchèrent une religion d’amour et de charité. D’ailleurs pour le mener à ces façons nouvelles de s’exprimer et de sentir, il trouvait chez nous des guides excellens. C’était M. de Vogué, de qui il salue justement le livre sur le Roman russe comme un livre révélateur. C’était M. Paul Bourget qui, dans ses Essais de psychologie, analysait avec tant de pénétration et mettait à jour quelques états encore mal définis de l’âme contemporaine. Ce travail d’esprit le conduisait à