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qu’ils nous coûtent. Qu’est-ce que la gloire ? Un bruit de paroles qui ne durera qu’un temps, destiné à périr avec la parole humaine. Qu’y-a-t-il de réel dans le bonheur, sauf peut-être les déceptions dont il s’accompagne ? D’un bout à l’autre de l’humanité, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils pensent, un même cri de douleur se fait entendre qui remplit l’espace et grandit à travers les temps. Toutes les sociétés et toutes les civilisations se sont plaintes de la souffrance de vivre. C’est que le Mal est au fond de tout, seul réel et seul vrai, tandis que le Bien n’est qu’une conception de notre esprit. Encore si on pouvait augmenter la somme du bien, diminuer celle du mal ! Mais avec ce qu’on appelle le progrès cette souffrance va sans cesse en s’aggravant. L’âme humaine ne s’élargit qu’afin d’offrir à la douleur un champ plus vaste ; à mesure qu’elle se complique et qu’elle s’affine, l’aiguillon s’enfonce plus avant et fait sur plus de points ses blessures subtiles. Aussi la tristesse ne saurait-elle être une disposition passagère, et nos inquiétudes n’ont pas une cause accidentelle. Ce n’est pas tel épisode de la vie qui nous tourmente, mais c’est elle-même, la vie. Rien ne manque, on le voit, à cette profession de foi désespérée qui aboutit, comme à sa conclusion logique, au souhait de l’universel anéantissement.

M. Rod aime à répéter qu’entre tous ses livres celui-là est demeuré son livre de prédilection. Je n’en suis pas surpris. C’est d’abord qu’entre les émotions par lesquelles nous nous souvenons d’avoir passé, les plus douloureuses nous restent les plus chères. C’est aussi que l’expérience, en venant, a bien pu rendre plus d’équilibre à son âme et plus de sérénité : sur le fond des choses ses idées n’ont pas changé. En fait le pessimisme, qu’on retrouve au fond de toutes les grandes œuvres et auquel se sont ralliés tous les esprits clairvoyans, le pessimisme est le vrai. On en conviendrait aisément. Mais on a coutume de croire que pour avoir accepté cette doctrine on se trouve désarmé dans le combat de l’existence. C’est une erreur. Les pessimistes vivent la vie comme les autres hommes ; ils n’en diffèrent que parce qu’ils l’ont jugée.

De même on conteste aux jeunes gens le droit d’être pessimistes. On demande quelle est cette lassitude de voyageurs revenus de tout avant d’être allés nulle part, quel est ce découragement de lutteurs qui n’ont pas lutté ? On en appelle au témoignage de ceux qui ont de la vie une expérience plus longue et on constate que de coutume leur déposition est moins accablante. Or c’est bien dans l’âme du jeune homme que le pessimisme doit éclater, avec la violence d’une crise, le jour où celui-ci, qui ne connaît encore que ses rêves et l’image du monde faussement embellie dont on a cru devoir le duper, aperçoit brusquement, le voile s’étant déchiré, la réalité toute nue. Certes, une telle découverte est, entre toutes, celle qu’on n’oublie plus. Mais ceux qui pour l’avoir faite