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concevoir une sorte de roman, dégagé de ce qu’il en appelait les scories, terme qui, de tout temps, a désigné les beautés qui ont cessé de plaire. Plus de ces « descriptions » minutieuses et inutiles, fastidieuses et illusoires, qui tiennent beaucoup de place et n’expliquent rien. Plus de ces « récits rétrospectifs » devenus des clichés sur l’enfance, l’adolescence, l’éducation, et qui marquent trop les lignes. Point de « scènes » artificielles et théâtrales. Ni les personnages n’auraient une physionomie trop individuelle, ni les faits avec lesquels on les mettrait aux prises ne seraient trop concrets. Ce serait un roman tout intérieur, d’où les circonstances contingentes seraient exclues, et qui se passerait dans un cœur. L’écrivain regarderait en soi, mais non pas à la manière des égoïstes qui n’aiment qu’eux seuls. En littérature, l’observation n’a de valeur qu’à proportion qu’elle dépasse l’individu pour s’appliquera un plus grand nombre d’hommes ; ou plutôt, c’est la double loi de l’observation intérieure, qu’elle doit s’exercer sur un cas particulier pour y découvrir ce qu’il contient de général. M. Rod le dit avec un rare bonheur d’expression : « On perd son temps à compter les battemens de son cœur, on ne le perd pas à en écouter vibrer l’écho dans la suite infinie des cœurs étrangers. » cette méthode, qui consiste à s’étudier soi-même, non pour se connaître ni pour s’aimer, mais pour connaître et aimer les autres, M. Rod essaya de la baptiser du nom d’ « Intuitivisme ». Le mot ne fit pas fortune, quoiqu’il fût en isme, qu’il eût été proposé dans une préface, et imprimé en lettres capitales. C’est qu’il ne suffit pas, pour qu’un terme d’école réussisse, qu’il soit pédantesque ; celui-là avait le défaut de n’être pas clair. C’est peut-être aussi que les œuvres auxquelles il devait servir d’étiquette n’eurent pas un succès retentissant. Mais le système était bon. Le roman dont on esquissait ainsi la théorie, ce n’est, en somme, que le « Journal intime », mais sans cette prétention, cette vanité et cette puérilité aussi qui, de coutume, le rendent insupportable. Ce sont les « Confidences », mais sans ces détails piquans et ces particularités anecdotiques où s’attachent les faiseurs de confidences et leurs lecteurs se complaisent. Dans l’histoire que nous trace ici l’historien de son âme il ne relate rien que les aspects sous lesquels, successivement, la Vie lui est apparue. C’est dans ce système qu’a été composée la trilogie de La Course à la Mort, Le Sens de la Vie, Les trois Cœurs, triple étape d’un voyage à la recherche d’une raison de vivre.

La Course à la mort date de l’époque où les doctrines pessimistes retrouvaient chez nous une faveur contre laquelle protestèrent à l’envi tous les partisans de la vieille gaîté française. C’est un commentaire en trois cents pages du mot de l’Ecclésiaste. La vie est monotone, toujours pareille à elle-même et pareillement décevante. Toutes les récompenses que nous en attendons ne valent pas la peine qu’on les poursuive. Les objets vers lesquels tend notre activité ne valent pas l’effort