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repos. En vain il essaie de l’écarter et il appelle à son secours des sophismes qui auraient été pour d’autres de suffisantes excuses. Pour se délivrer de son secret il le confie à un magistrat qui n’hésite pas à le déclarer innocent. Mais les consciences délicates ne relèvent que de leur propre tribunal ou, ce qui revient au même, du tribunal de Dieu. Au regard de la justice absolue, Morgex est coupable. Il doit expier. Il quitte sa compagne, la sacrifiée. Et il achève tristement une vie qui pouvait être facile et douce.

Michel Teissier est marié ; il a la meilleure des femmes et deux filles qui sont charmantes. Il occupe dans le pays une situation considérable. Chef du parti catholique, il est l’éloquent défenseur de la religion, de la morale, l’avocat de tous les intérêts supérieurs et de toutes les grandes causes. Il est universellement respecté, et chacun s’accorde à reconnaître que ce qui fait sa force c’est l’accord de ses actes avec ses idées, c’est la dignité de sa conduite et c’est l’unité de sa vie. Mensonge des apparences ! Cet admirable chef de parti, cet orateur intègre et aussi ce père de famille diligent et cet époux modèle, Michel Teissier, n’est qu’un pauvre homme amoureux d’une jeune fille… Fais-en ta maîtresse, lui crie la morale du monde. Qu’est-ce qu’un épisode sentimental dans la vie d’un homme public ? À peine un incident. Nous avons pour ces incidens-là des indulgences et des complaisances et même, tant qu’il n’y a pas eu scandale, des sourires… Ce sont précisément ces complaisances qui répugnent à Michel Teissier. C’est pourquoi, et parce qu’il est un honnête homme, il va se comporter exactement à la manière d’un misérable ou d’un imbécile. Il divorce, laissant à sa femme le désespoir, à ses enfans l’abandon. Il renonce à son rôle politique et social. Il porte à la cause qu’il défendait un grave préjudice. À la satisfaction de son propre désir il sacrifie les intérêts de beaucoup de personnes. Son action est de celles qui retentissent très loin et dont les conséquences ont d’infinis prolongemens. Un jour viendra où, ce grand amour s’étant apaisé, il ne lui restera qu’à faire le compte de tant de pertes irréparables qu’a causées cette passion, la passion dont c’est l’essence de ne pas durer.

Est-ce à dire que l’amour n’ait en soi d’autre force qu’une force de perdition ? L’instinct le plus énergique qu’ait mis en nous la nature est-il aussi celui dont nous devons réprimer le plus violemment les suggestions ? Faut-il s’applaudir que les arrangemens sociaux, les usages et les préjugés fassent autour de lui si bonne garde ? Et ne peut-on concevoir au contraire des cas où l’amour nous élevant au-dessus de nous-mêmes nous serait l’aide la plus puissante à réaliser les fins supérieures de notre nature ? L’auteur du Silence nous conte l’histoire de deux êtres qui se sont aimés purement et silencieusement. Le monde n’en a rien su ; le soupçon ne les a pas effleurés ; la curiosité les a épargnés. Eux-mêmes se sont devinés sans s’être expliqués. Cet amour