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qu’ils avaient en eux, qu’ils cachaient à tous les regards, qu’ils défendaient contre toutes les surprises, ç’a été pour eux l’autel intérieur où ils ont porté avec le sacrifice de leurs désirs l’offrande presque divine de leurs pensées immatérielles et de leurs rêveries idéales. « Hélas ! conclut l’auteur, dans ces délicates choses du cœur, qui marquera l’exacte limite du bien et du mal ? Qui dira quand l’amour défendu par les lois humaines l’est aussi par ces lois [supérieures dont nous pressentons quelquefois la divine indulgence ? Qui dira quand la faute par la souffrance est expiée ou peut-être même changée jusque dans son essence[1] ? » C’est là le dernier terme de cette analyse de la passion telle qu’elle peut se développer dans des cœurs choisis. Elle met son suprême effort à se renoncer elle-même. Mais peut-être alors éprouvée par la lutte, affinée par la souffrance, l’âme devient-elle capable de comprendre plus de choses et de pénétrer dans l’ordre des sentimens à des profondeurs où le regard des autres hommes n’atteint pas. Dans une ascension mystique l’être arrive, porté par l’amour, jusqu’au plus haut degré de perfection.

Nous n’avons guère besoin de faire ressortir ce qu’il y a de noble et de généreux dans cette conception de l’amour, telle qu’elle se dégage des livres de M. Rod. On n’y dissimule pas les difficultés de la lutte ; mais on y montre du moins que la lutte est possible et quel en est le prix. Cela en fait la valeur morale. Ce sont de bons livres. Qu’y manque-t-il pour qu’ils deviennent tout à fait les beaux livres que nous souhaiterions ? Rien peut-être que certains mérites d’exécution. Nous emportons le souvenir très précis des problèmes moraux qui y sont agités ; l’image est moins nette des personnages entre lesquels ces intérêts se débattent. De même il semble que l’analyse des sentimens pourrait avoir plus d’acuité, leur expression être plus choisie et plus rare. C’est dans ce sens qu’il reste encore à M. Rod à se développer. Certes, nous ne lui demandons ni le relief auquel atteignent des écrivains soucieux surtout de l’extérieur, ni les prestiges du style plastique, et nous n’exigeons pas qu’il ciselle ses phrases. Ce qu’il doit nous donner c’est quelque chose de plus serré dans la forme, plus de précision dans la délicatesse, plus de force dans la sobriété. Le souci de la forme est en train de se perdre parmi les jeunes écrivains d’aujourd’hui. Ceux dont la pensée est médiocre, peu nous importe comment ils l’expriment. M. Édouard Rod a beaucoup à nous dire et des choses qui valent d’être dites. C’est pourquoi il serait inexcusable de ne pas soutenir par l’expression une pensée qui d’elle-même est forte, honnête, courageuse et qui mérite de faire son chemin parmi les hommes.


RENE DOUMIC.

  1. Le Silence, p. 194.