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donner à l’Angleterre des chefs-d’œuvre, c’est et » que nous verrons après avoir examiné les principales manifestations de la peinture anglaise contemporaine mais à coup sûr, cela devait lui donner des œuvres nouvelles et un art national. Peut-être les pré-raphaélites ne gagnèrent-ils pas la bataille qu’ils livrèrent ; ils en gagnèrent une autre. Peut-être ne prouvèrent-ils pas que la nature est le dernier mot de l’art, mais ils prouvèrent qu’elle en est le premier et que les efforts d’une pléiade d’hommes de talent et de volonté, quelle que soit la fin qu’ils se proposent, ne sont jamais perdus.

Quand aujourd’hui nous regardons, avec le recul des années, cette chevauchée des pré-raphaélites partant pour conquérir la terre-sainte de l’art, il nous semble voir une des dernières croisades. Ils partirent tous en 1848, revêtus de la même armure, croisés sous le même drapeau. Combien sont arrivés en 1894 ? Les uns, comme Deverell, sont morts en route avant d’avoir pu voir briller les toits et les clochers de la ville sainte. D’autres, comme Millais, sont rois dans quelque île et oublient, parmi les honneurs dont les comblent les infidèles, le but de l’expédition. D’autres, en passant près de quelque couvent, au penchant des collines, se sont dit que la route était bien longue, le retour bien incertain ; ils sont entrés là, attirés par les cloches, ces |sirènes du ciel, et l’on ne sait ce qu’ils sont devenus… Quelques-uns sont parvenus jusqu’à la Jérusalem de l’art et y ont planté leur drapeau. Mais quel drapeau ? Il est bien changé, l’étendard pré-raphaélite des premiers jours ! Le vent des batailles, la patine des années ont bien refroidi ses teintes autrefois si intransigeantes ! Tel qu’il est cependant, il flotte sur un des sommets du siècle, comme un témoignage de la plus noble tentative, du plus prodigieux effort des artistes modernes. Et du pré-raphaélisme on peut dire ce qu’on a dit des croisades : qu’il n’a peut-être pas rempli exactement son but, mais qu’il en a réalisé un plus durable et plus universel, et qu’il n’a pas été inutile pour le rajeunissement du vieux monde et pour la gloire de la chrétienté.


ROBERT DE LA SIZERANNE.