Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/614

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Non, l’Espagne n’est pas doctrinaire, ni, en dépit de don Quichotte, puérilement idéologue ; elle ne se nourrit pas de chimères, ne s’amourache pas de fantômes, ne part pas en guerre contre les moulins ; ou, si elle se laisse un instant griser, si d’aventure, au grand soleil et au grand vent, la tête lui tourne, elle revient vite de ces équipées folles. Il y a, au fond du caractère national, quelque chose de très positif, qu’avaient bien vu les Italiens du XVe et du XVIe siècle, ces ambassadeurs florentins qui étaient de prodigieux observateurs et qui voyaient tout. On ne voudrait sans doute pas prendre trop au pied de la lettre tout ce que dit Guichardin dans sa Relation d’Espagne, écrite au retour de la mission qu’il remplit près de Ferdinand le Catholique, en 1512 et 1513[1]. Mais ce que Guichardin a bien vu et ce qu’il a bien noté, c’est, par exemple, ce mélange de magnificence et de parcimonie, qui fait que l’Espagnol dépense, hors de chez lui, sans compter, et vit, chez lui, de si peu que c’est merveille ; que, très économe et très frugal, vivant d’un rien, il a pourtant l’ardeur passionnée de gagner : ses découvreurs de mondes sont des chercheurs d’or.

De même dans l’ordre politique. Poésie et prose, coups d’aile et terre à terre : un rêve qui part d’une réalité et qui y retourne. L’Espagnol, ce n’est pas le bon chevalier de la Manche et ce n’est pas non plus son compagnon ; c’est don Quichotte et Sancho réunis et à jamais inséparables, et chacun d’eux, à part, n’est qu’une moitié de l’Espagnol. Le berger lui-même, en Espagne, ne déteste pas que sa chaumière se couronne d’un beau panache de fumée ; mais sa pauvre pensée ne se perd pas avec cette fumée, ne s’évanouit pas dans les airs relie descend et il se dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que sur ce feu cuit son dîner, qui est maigre, mais dont il dîne. La souveraineté du peuple, on lui raconte qu’elle le ferait semblable à un prince : il la veut bien si l’on veut, mais ce n’est pour lui que le panache de fumée ; ne lui donnera-t-on rien de plus substantiel ? Une république où tout le monde serait roi le séduit médiocrement ; accoutumé qu’il est aux formes anciennes et comme façonné par la tradition, il n’est pas éloigné de croire qu’il ne faut qu’un roi par royaume, et que, dans un pays où tout le monde serait roi, personne ne serait sûr de son bien.

On lui promet l’égalité, mais quelle égalité ? N’a-t-il pas la meilleure ? et le président du Conseil des ministres rougirait-il de lui tendre la main ? On lui promet les droits de l’homme, mais quels droits ? Il lui suffit qu’un homme vaille un homme et que, pour un Espagnol, si haut qu’il soit, il n’y ait en Espagne que des

  1. Francesco Guicciardini, Relazione di Spagna, Opere inedite, VI, 271-297.