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magistrats et les gendarmes disparaissaient, ils s’offrirent pour les remplacer. Nous les conduisîmes dans les maisons qui nous étaient désignées, et, au risque d’être accueillis à coups de fusil, ils mirent la main au collet des malfaiteurs. Un de nos exploits fut d’arrêter un petit bâtiment à vapeur chargé de coupables. La batellerie de la Seine n’avait pas participé tout entière aux dégâts commis ; mais le personnel des incendiaires se recrutait dans ses rangs. Elle essaya d’en sauver quelques-uns. Nous arrivions au port au moment où le bâtiment suspect levait l’ancre. Nous fîmes aussitôt charger les armes, et nous déclarâmes au capitaine que, s’il continuait sa route, nous tirerions sur lui. Devant cette énergique sommation, il revint à son point de départ et nous livra ses passagers, que nous allâmes chercher à bord pour les conduire en prison.

Nous étions alors à Vernon. Là un de nos chefs, — je ne sais plus lequel, — eut une idée de génie. En visitant les magasins du train des équipages, qui sont fort considérables, il y trouva une énorme quantité de vêtemens. Il y prit ce qu’il lui fallait pour habiller notre troupe. Dans l’espace d’une après-midi, les Parisiens en blouse furent transformés en soldats du train. On n’imagine pas l’effet de cette transformation. La confiance des hommes en eux-mêmes en fut accrue et leur autorité morale doublée. Ils se comportèrent dès lors en véritables soldats avec un instinct commençant de la discipline. La population, que leurs costumes délabrés ne rassuraient guère, se mit à les considérer d’un tout autre œil quand elle les vit pimpans et propres sous des uniformes tout neufs.

Cela ne nous fut pas inutile quand nous arrivâmes à Rouen. Les habitans de la ville, en apprenant que des bandes de Parisiens s’avançaient vers eux, en conçurent un véritable effroi. Ils se croyaient déjà menacés de pillage, de violences, et se tenaient sur la défensive. Quand, au lieu des émeutiers déguenillés qu’ils se représentaient en imagination, ils virent arriver des gens en uniforme qui marchaient presque en bon ordre et ressemblaient à des conscrits plus qu’à des malfaiteurs, les visages s’éclairèrent. Les démonstrations hostiles qu’on nous préparait se changèrent en un accueil aimable. Ce fut bien autre chose encore lorsqu’on apprit le réel service que nous avions rendu et le courage de bon aloi qu’avaient montré nos hommes. On nous offrit alors l’hospitalité dans les meilleures maisons de la ville, d’où on ne voulait plus nous laisser partir. Je me vois encore entrant avec une écharpe tricolore et un grand sabre de cavalerie à la ceinture chez le censeur du lycée, M. Genouille, qui avait été l’un de nos