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légère et frivole, il est en revanche certain que toute musique frivole et légère est mélodie.

Enfin le génie de Palestrina, liturgique, intérieur et austère, est un génie impersonnel. Par là n’entendez pas qu’il manque de caractère, mais qu’il possède au contraire un caractère éminent et commun aux seuls génies du premier rang : la généralité. Polyphonique et par conséquent collective, vocale et par là foncièrement humaine, la musique de Palestrina n’est pas la musique d’un de nous, mais de nous tous. Ce n’est pas telle ou telle âme qu’elle exprime, c’est l’âme. Soprano, contralto, ténor et basse, le concert de ces quatre voix renferme ensemble la force de l’homme, la grâce de la femme et la pureté de l’enfant ; toute passion et toute paix, toute joie et toute misère, toute énergie et toute faiblesse. A elles seules ces quatre voix disent tout ; rien n’existe en dehors d’elles, et par elles c’est l’humanité tout entière qui médite, qui prie et qui adore. Non seulement l’humanité entière ; mais l’humanité unanime. Ce beau rêve éternellement rêvé de l’unanimité, de l’accord dans la même croyance, le même esprit et le même amour, la polyphonie de Palestrina plus que toute autre musique l’a réalisé. Elle est la musique universelle, catholique au vrai sens du mot, la musique de cette foule dont eut pitié Jésus. Toute autre musique religieuse, depuis celle de Bach, de Mozart, de Beethoven, jusqu’à celle de Verdi ou de Gounod, semble reconnaître en quelques solistes les interprètes privilégiés de la pensée et de l’oraison commune : l’art palestrinien n’admet ni distinctions ni prérogatives. Dans le fraternel concert dont elle est faite, aucune voix ne domine ou ne dédaigne les autres ; l’orgueil et le sens propre s’effacent ici. Nul ne dit : Mon Père, qui êtes aux cieux ; tous disent ensemble : Notre Père, et voilà comment la polyphonie palestrinienne est l’une des plus admirables expressions par la musique, non seulement de la foi, mais de la charité.

Impersonnel par son objet, l’art palestrinien l’est aussi chez le compositeur ou par le compositeur lui-même. En d’autres termes, il y a dans cette musique, comme dans l’architecture gothique, quelque chose de général et je dirais presque d’anonyme. Le maître de Préneste est moins un génie isolé qu’un génie représentatif. On ne le distingue pas très aisément, moins nettement encore, d’un de ses devanciers comme Josquin des Prés, ni de Roland de Lassus et de Vittoria, ses deux grands contemporains. On a beau reconnaître par quels mérites il l’emporte sur eux : sur l’un, par l’onction ; sur les autres, par un style plus large, plus cordial et en même temps plus religieux, sinon plus pathétique ; on a beau comprendre et constater l’importance et