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l’efficacité de la réforme accomplie par l’artiste ; il n’en est pas moins vrai que cette réforme ne fut point une révolution, et que Palestrina, s’il purifia et simplifia la tradition du moyen âge, ne rompit point avec elle. Certes Palestrina fut un grand Italien, mais en quelque sorte un grand Italien d’exception, et cette exception se peut expliquer par deux causes : d’abord les origines étrangères du style polyphonique, et puis l’époque, précédemment étudiée, où vécut Palestrina. L’art que sans doute il a corrigé, mais qu’il a continué pourtant, cet art n’avait pas pris naissance en Italie ; le contrepoint vocal n’est pas un produit du sol latin, et s’il fleurit à Rome, on sait avec quel éclat, il n’y avait point germé. L’intériorité, l’austérité, la piété profonde et pour ainsi dire canonique, tous ces caractères de la musique de Palestrina ne sont pas les caractères essentiels et éternels du génie italien ; celui-ci ne les possède pas habituellement et ne les rencontre guère que par aventure. Au siècle de Palestrina comme au siècle de Dante, et par une aventure également glorieuse, il les a rencontrés. On peut étudier chez Palestrina moins le concours que le conflit des trois forces primordiales que Taine regardait comme génératrices de l’œuvre d’art : la race, le milieu et le moment. Dans la dernière moitié du XVIe siècle, le moment, dont nous avons rappelé quelle fut la gravité, le moment créa un milieu particulier contraire à la race ou à l’âme italienne, et qui pour quelques années la changea. De cette âme altérée, assombrie par l’influence de l’école gallo-belge et par la sévérité de l’époque, Palestrina fut le plus sublime interprète, et c’est ainsi que peut-être il témoigne de sa race moins que de son temps. Il est le musicien d’une certaine Italie et non de l’Italie. « Leur musique, disait Taine parlant des Italiens, leur musique chantante, nettement rythmée, agréable jusque dans l’expression des sentimens tragiques, oppose ses symétries, ses rondeurs, ses cadences, son génie théâtral, disert, brillant, limpide et borné, à la musique instrumentale allemande, si grandiose, si libre, parfois si vague, si propre à exprimer les rêves les plus délicats, les émotions les plus intimes et ce je ne sais quoi de l’âme sérieuse qui, dans ses divinations et agitations solitaires, entrevoit l’infini et l’au-delà[1]. » — De ce double jugement, n’est-ce pas la seconde partie, celle qui vise l’Allemagne, qui s’appliquerait le mieux, deux ou trois mots exceptés, à la musique de Palestrina ? Et lorsque Taine encore, revenant à l’imagination italienne, écrit[2] : « Elle s’attache moins au fond qu’au dehors ; elle préfère la

  1. Taine, Philosophie de l’art ; t. I (la Peinture de la Renaissance en Italie).
  2. Ibid.