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qui, né dans une autre époque, n’aurait été qu’un merveilleux trouvère.

En fait, par le genre de vie qu’il a adopté, par la façon dont il conçoit le métier d’écrivain, et par l’idée qu’il se fait de la littérature elle-même, Froissart est un trouvère. Encore n’est-il pas de ceux qu’on voyait jadis, hommes d’action en même temps que poètes, célébrer des exploits auxquels eux-mêmes ils avaient eu part. Fils de bourgeois, d’humeur prudente, craignant les coups et n’aimant de la guerre que les récits qu’il en fait, nullement chevalier, homme d’Église aussi peu que possible et juste autant qu’il est nécessaire pour avoir accès aux bénéfices, Froissart est un littérateur très persuadé que l’écrivain doit vivre de sa plume, comme le prêtre vit de l’autel et le soldat du pillage. De bonne heure il s’est mis à l’école de ses prédécesseurs ; il leur a emprunté leur rhétorique, leurs procédés et leurs sujets. Il va semant sa carrière de compositions poétiques, les unes courtes et les autres interminables, depuis l’Espinette amoureuse et le Joli buisson de Jeunesse jusqu’à Méliador, toujours plates, romanesques et fades, suivant le goût à la mode. Son talent lui a valu tout de suite des protections puissantes. Désormais il ne fera que changer de protecteurs et de patrons. Clerc de la chambre de la reine Philippe, hôte du prince Noir, ami de monseigneur Guy de Blois, il passera d’une cour dans l’autre, remplissant auprès de maîtres différens des fonctions analogues. Il sait quels en sont les devoirs et quelles les corvées ; il n’a garde de s’y soustraire. A Orthez, auprès de Gaston Phébus le métier est particulièrement rude. Le comte de Foix est un grand seigneur dilettante et décadent qui fait du jour la nuit. En plein hiver, à la mi-nuit il faut quitter la salle commune de l’hôtel de la Lune, et s’acheminer par de mauvais chemins dans les ténèbres et dans le froid vers le château où Gaston tient sa cour et prolonge la veillée au bruit des conversations et des divertissemens. C’est là, dans la salle brillamment éclairée, à la lueur de douze torches tenues par douze valets porte-flambeaux, que Froissait lit des fragmens de ses derniers poèmes. Le comte, qui est connaisseur, félicite l’écrivain et envie au beau maître ses riantes imaginations. Ainsi de tout temps les faiseurs de chansons ont eu coutume de dire leurs vers, dans la grande salle des châteaux, à l’issue du repas, pendant que le vin circule, afin de charmer les loisirs des seigneurs. Cela même est l’objet de la littérature : elle a été inventée afin de divertir les barons et les princes, elle est un amusement pour les grands. Parmi les devoirs inhérens à la fonction de poète, il en est un qui même est au premier rang : c’est celui qui consiste à bien louer et flatter ingénieusement. Froissart ne manque jamais de faire honneur de toutes les vertus à l’amphitryon où il dîne. Cette docilité lui vaut de justes récompenses : dons en espèces et dons en nature, sommes d’argent dont nous retrouvons la trace dans les registres des