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de se corriger. Le malheureux ! Il n’était question que de son vice dans toutes les lettres qu’on lui écrivait : on l’adjurait de s’en guérir, on le félicitait de s’en être guéri, ou répondait à des demandes de services on a des demandes de conseils par des sermons sur la tempérance !

Et je ne puis assez dire combien, malgré son vice, Edgar Poe se montre sympathique et touchant, tout au long de ces trois articles. Un homme excellent, d’une âme noble et droite, laborieux, modeste, profondément attaché à ses affections, subissant avec une résignation admirable la fatalité de malheur qui pesait sur lui : tel nous le voyons dans sa correspondance, d’où il aurait été facile, suivant M. Woodberry, « de tirer un parti beaucoup plus fâcheux encore pour sa mémoire que celui qu’en a tiré Griswold. » Et je ne puis assez dire, non plus, combien il s’y montre naturel et simple, combien éloigné de la perversité satanique qu’il a plu à Baudelaire de lui attribuer. C’est par le génie seul, on le sent bien, qu’il différait de ses confrères de la presse américaine ; mais à ce point de vue spécial il en différait beaucoup, et c’est encore une des conclusions qui ressortent le plus clairement d’une lecture impartiale du dossier Griswold. Jusqu’à la fin, le génie de Poe s’est développé et a vécu dans une solitude tragique, sans que personne se soit trouvé pour en deviner la grandeur. Non pas que les protecteurs aient manqué au jeune poète ; mais on pourra voir, par quelques fragmens que je vais traduire, comment ces excellentes gens l’appréciaient, l’idée qu’ils se faisaient de son talent, les objections et les conseils qu’ils lui adressaient. Et ce n’était point les premiers venus, mais les plus aimés, les plus renommés des écrivains américains. « Y a-t-il beaucoup d’artistes, demande à ce propos M. Woodberry, qui aient reçu en aussi grande abondance, de tous les côtés, des éloges, des encouragemens et une cordiale bienvenue ? »

En 1833, un journal de Baltimore, le Visiteur du Dimanche, avait ouvert un concours, offrant un prix à l’auteur du meilleur conte, et un autre à l’auteur du meilleur poème qu’on lui enverrait. Poe, âgé de vingt ans, envoya à ce concours un conte et un poème : il obtint les deux prix. Et c’est à cette circonstance qu’il dut de faire la connaissance d’un des fameux écrivains d’alors, Kennedy, qui avait été l’un des juges du concours.

La publication de la Century s’ouvre précisément par une lettre de Poe à Kennedy, datée de novembre 1834 : « Chermonsieur, j’ai une faveur à solliciter de vous que je n’ose point solliciter de vive voix. Depuis que je vous ai vu, ma situation matérielle a complètement changé. La mort de mon protecteur M. Jon. Allan, en me privant de la pension annuelle que je recevais de lui, m’a réduit à la misère. Cet homme excellent m’avait adopté depuis l’âge de deux ans (mes parens étant morts) et me traitait avec l’affection d’un père. Mais dans les derniers temps un second mariage qu’il a fait, et aussi, je dois l’avouer,