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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/948

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condition d’absolu désespoir où vous m’avez trouvé et dont vous m’avez tiré ! » L’excellent Kennedy est d’ailleurs infatigable dans son zèle pour son jeune ami. Il lui propose d’écrire « des farces, dans le genre des vaudevilles français » ! Il le met en garde contre « son goût pour l’extravagance dans les idées et le style. » Il l’engage à « être gai, à se lever tôt, à travailler à des heures régulières. » Et pendant deux ans Poe continue à remplir consciencieusement sa tâche : en deux ans, grâce à lui, la revue de White devient la plus estimée et la plus renommée des revues américaines. Le 17 janvier 1837, White le presse d’achever son Gordon Pym, et s’excuse de n’avoir pas sous la main l’argent qu’il lui doit. En juin 1837, tout est rompu de nouveau, définitivement cette fois, entre Poe et son directeur. Ce qui n’empêche point Poe de parler de White, dans une des dernières lettres qu’il ait écrites, douze ans plus tard, comme d’un caractère. Et White, lui aussi, paraît avoir gardé pour son ancien collaborateur une sincère estime. Le 12 septembre 1839, le romancier américain James Heath écrivait à Poe : « J’ai vu White : il m’a déclaré que la nouvelle de votre succès et de votre bonheur lui faisait un extrême plaisir. Quant à moi, j’ai eu une joie sincère à comprendre que votre raison vous avait enfin mis à même de triompher d’une attirante et dangereuse passion, qui souvent anéantit les plus sages et les meilleurs d’entre nous. Dans le domaine de la critique, en particulier, je vous prédis un brillant avenir. »

Cette lettre m’amène à signaler une nombreuse série de lettres du même genre adressées à Poe par les auteurs ses confrères, dont il a toujours recherché les avis avec une sollicitude vraiment bien touchante. Croirait-on que des critiques américains sont allés jusqu’à lui reprocher cette innocente manie ? Ils l’ont accusé d’avoir importuné les grands hommes de son temps, de les avoir mis en demeure de le louer. Comme si leurs réponses ne traduisaient pas assez clairement le bonheur qu’ils éprouvaient à se voir ainsi consultés ! Quelques-unes sont si longues que M. Woodberry doit renoncer à les publier en entier. Et quelle abondance de conseils, d’observations de détail, de petites corrections !

Voici, par exemple, une lettre de Beverly Tucker : « M. Poe est jeune : me permettra-t-il de lui servir de guide dans le chemin du succès ? Je voudrais l’aider à écarter les obstacles qui ont jusqu’ici entravé ses progrès. Si je n’ai rien dit du Manuscrit trouvé dans une bouteille, c’est que ce conte a déjà été, à mon avis, trop loué. M. Poe m’avait habitué à attendre de lui quelque chose de plus littéraire que la simple impression physique de l’horreur. J’espérais que l’auteur de Morelia, à bord du Vaisseau-Fantôme, aurait réussi à forcer le silence des matelots fantômes, et à obtenir d’eux l’émouvant récit des causes de l’enchantement qui pesait sur eux. Ne pourrait-il pas nous envoyer bientôt une seconde bouteille, où nous trouverions enfin l’histoire du mystérieux vaisseau ? Ne pourrait-il pas, en manière d’épisode, imaginer qu’il est