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quart. C’est donner une prime énorme à la fraude, si on ne prend pas contre elle des précautions plus efficaces, en un mot si on ne supprime pas le privilège des bouilleurs de cru, ou du moins si on ne le réglemente pas comme MM. Rouvier et Burdeau avaient voulu le faire. Or, il n’y a rien de tel dans le projet de budget. M. Poincaré risque donc de perdre par l’augmentation de la fraude l’augmentation de rendement qu’il demande à l’impôt. Sur ces deux points, l’un théorique, l’autre pratique, il rencontrera certainement une vive opposition. Voilà ce qu’il faut prévoir : reste l’imprévu, qui est plus considérable encore. Un incident récent a montré, par les commentaires qu’il a soulevés, ce que la situation actuelle a de précaire : nous voulons parler de l’élection au Sénat de M. Waldeck-Rousseau. M. Waldeck-Rousseau a quitté volontairement la vie politique en 1889. La manière dont il en est sorti a montré qu’il n’était pas un de ces politiciens de profession, qui, n’étant plus rien lorsqu’ils perdent leur mandat électoral, sont prêts à tous les sacrifices pour le conserver. Il n’a pas sollicité le renouvellement du sien, et le prétexte qu’il en a donné à ses amis est qu’il ne voyait pas le moyen de servir utilement, dans les circonstances où on était alors, les intérêts politiques auxquels ses convictions l’attachaient. On lui a proposé plusieurs candidatures : il les a toujours et obstinément déclinées. Cette attitude était plus qu’originale ; elle était unique ; aussi a-t-elle produit une surprise dont l’impression subsiste encore et a été favorable à M. Waldeck-Rousseau. On ne pouvait pas soupçonner l’ancien ministre de MM. Gambetta et Jules Ferry d’avoir éprouvé des déceptions. Il a pu en avoir pour ses idées, mais non pas pour sa personne. À peine élu député, son talent de parole lui a assuré au parlement une place aussi considérable que celle qu’il s’est faite depuis, et non moins rapidement, au barreau de Paris. Ce talent, qui est de l’ordre le plus relevé et, à quelques égards, le plus raffiné, n’a jamais eu de défaillances. L’indifférence de M. Waldeck-Rousseau pour des succès au-dessus desquels il se plaçait en y renonçant, le détachement philosophique et un peu dédaigneux avec lequel il prenait congé des luttes parlementaires ont fait de lui un homme à part, et, pendant que d’autres s’usaient, ou n’arrivaient à la pleine lumière que pour y paraître un peu ternes, le souvenir qu’il avait laissé a pris, par comparaison, plus d’ampleur et d’éclat. Ce phénomène n’est pas rare. Il est arrivé assez souvent dans l’histoire qu’un homme, après s’être fait une situation considérable, ait eu intérêt à une retraite momentanée : Major e longinquo reverentia. Seulement, il faut être sûr de n’être pas oublié. M. Waldeck-Rousseau ne l’a pas été. Il n’a certainement fait aucun de ces calculs : son caractère seul et sa bonne fortune l’ont heureusement servi. Tout d’un coup les électeurs sénatoriaux de la Loire ont eu besoin d’un sénateur et ils ont songé à lui. Bientôt, ils n’ont pas voulu en avoir un autre. Il a eu beau protester, se refuser, se défendre,