un grand fantôme massif, aux épaules brutales, qui, sans effort, passe outre… Pendant quatorze ans, cette idée est demeurée en suspension dans l’esprit de Watts ; elle s’est rendue plastique enfin, et, après de multiples transformations, est devenue l’Amour et la Mort, qui se trouve aujourd’hui dans son atelier, après avoir séjourné longtemps dans un escalier du musée de South Kensington.
Le dessin et le coloris sont réglés eux aussi par des idées indépendantes de l’impression d’art. Pour les sujets solennels, telles couleurs, et pour les autres, des tonalités différentes. On se souvient du mot de Poussin : « Nos appétits n’en doivent pas juger seulement, mais aussi la raison. » Ensuite, comme il convient que des « vérités éternelles » ne soient pas exprimées en un langage qui passera comme la verdure des champs, Watts proscrit tout médium, tout délayage dans l’huile ou dans toute autre substance, tout mélange de couleurs dont il ne peut prévoir la solidité. Il pose les couleurs à sec, sur sec, sans les fondre, touche par touche, raie par raie, comme du pastel. N’importe que ce soit moins joli : c’est plus stable ! Pareillement, son dessin s’inspire d’une idée préconçue plutôt que de la nature. M. Watts fait bien poser devant lui un modèle, mais il ne le regarde pas. S’il le regardait, l’être vivant pourrait modifier l’idée qu’il s’est faite du mythe, et le mythe seul importe. Il ne regarde même pas beaucoup les gens dont il fait le portrait. Il les lit, il les écoute, il les expérimente en quelque sorte, pour saisir le trait distinctif qui les isole, les spécifie et qui reste seul dans le souvenir lorsqu’on pense à eux ; mais il ne s’inquiète pas de ce qui n’est pas en eux signe d’idée. D’ailleurs, dans ses compositions, que lui apprendrait le modèle ? Comment est fait tel ou tel individu ?… C’est l’humanité qu’il veut peindre et un homme n’est pas l’humanité ! C’est ainsi qu’il a répondu aux rigoristes qui voulaient lui interdire de faire ce que lui seul a fait pendant longtemps en Angleterre : l’académie nue. « Voyez, dit-il, mon tableau de Mammon. La créature foule aux pieds la figure sans vêtemens d’un jeune homme, et sa main pesante s’abat brutalement sur la tête d’une jeune fille. Pourquoi ai-je peint ces petites victimes nues ? Parce qu’elles sont des types d’humanité, et que si elles avaient été vêtues (particularisées par conséquent) la force de mon enseignement eût été détruite. Elles auraient cessé d’être des types. »
C’est une idée aussi, non plus philosophique ou religieuse, mais patriotique, qui a guidé la main de Watts dans le contour solennel et grandiose de ses figures. Faire noble, telle a été la première ambition de sa jeunesse, le premier cri de son cœur