Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/111

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant ses seuls maîtres : les marbres de Phidias. Et pourquoi faire noble ? Parce que le noble est plus beau que le vulgaire ? Non, mais parce qu’il est plus honorable pour la patrie anglaise. Nous avons vu, en étudiant l’art antérieur au pré-raphaélisme, que, lorsque parut Watts, tout le génie des peintres à la mode s’appliquait à détailler le costume des personnages comiques de Goldsmith ou à lustrer le poil d’un chien dans une niche. On eût dit que jamais les Anglais n’avaient été touchés par les grands spectacles de l’histoire ou les hautes conceptions de la philosophie. Pourtant ils avaient une littérature noble, une poésie élevée, qui ne le cédaient en rien à celles des autres nations. Etait-il possible que leur peinture, « ce miroir où l’on peut lire le caractère des hommes et des peuples, ou plutôt ce microscope où ce caractère est grossi cent fois » s’il faut en croire Ruskin, continuât à faire croire au monde qu’il n’y avait dans le Royaume-Uni que de mesquins plaisirs et que de petites passions ? Non ! « La noblesse qui manque à l’école anglaise ne manque pas au caractère anglais : donc elle doit être manifestée. » Coûte que coûte, que ce soit ou non dans le goût des peintres anglais, que ce ne soit pas dans leur génie, que ce ne soit pas dans leur tradition, que ce ne soit pas dans leur œil, que ce ne soit pas dans leur main, — l’Angleterre aura un art héroïque. Depuis un demi-siècle elle ne produit que des bonshommes : ce sont des hommes qu’elle va profiter sur ses murs, et des hommes résumant en eux ce qu’il y a de plus noble dans l’humanité. Si le peintre échoue, il aura montré sinon que les Anglais sont de grands artistes, du moins qu’ils sont de grands citoyens. À de certains momens la victoire n’est pas nécessaire, mais l’effort est indispensable. Watts cherchant à faire revivre dans ses toiles les marbres mutilés de Phidias, c’est lord Cardigan chargeant à Balaclava. L’entreprise est folle, inouïe, sans espoir ; le succès impossible. Il le sait. Mais l’honneur de l’Angleterre veut qu’on tente cette chose à la face des nations. Et le général lance ses hussards sur les baïonnettes et les canons russes où ils trouveront leur perte, et Watts brosse ses grandes compositions mythiques où sa vie se dépensera sans succès.

En effet, si après avoir considéré ses idées, nous regardons ses œuvres, nous éprouvons d’abord la plus pénible surprise et le plus profond désenchantement. Parmi des tonalités de teinture d’iode, de bleu de Prusse, et de marc de raisin, deux personnages, tout en tige, s’agitent dans une toile toute en hauteur. Ces figures flottent éparses sur un bout de paysage amorphe. Les lignes déjetées courent les unes après les autres, cherchant à se ressaisir. La