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une chandelle, espérant d’heure en heure mater le diable, et, le jour suivant, j’avais tout trouvé de nouveau en désordre, comme si j’avais vainement combattu la destinée. Le plan que j’essayai en cette matinée de Noël, je n’y avais jamais songé avant cette semaine, mais il pouvait arriver que, lui aussi, il échouât. Comme je gémissais en pensant à mes tribulations, tout en calculant le résultat que je pourrais obtenir par une nouvelle préparation de la toile, je parvins peu à peu à cette conviction qu’elle me promettait quelque chose de mieux et je rassemblai toutes mes énergies pour avancer mon travail de façon à voir ce qu’il allait en advenir. Je me reculai pour regarder mon tableau ; je sentis que je réussirais enfin et je m’écriai : « Je crois que j’ai vaincu le diable ! » lorsque toute la maison fut secouée par une convulsion qui semblait partir exactement de derrière mon chevalet, comme si une grande créature s’élançait et courait entre moi et la porte. J’appelai : « Qu’y a-t-il ? » mais il n’y eut pas de réponse et le bruit cessa. Je regardai autour de moi : il était entre une heure et demie et deux heures et le jour était parfaitement semblable à la nuit, seulement plus sombre, car d’ordinaire les lampes dans le square se montraient après le coucher du soleil, tandis qu’en ce moment le brouillard cachait tout… » A partir de cet étrange Noël, des jours meilleurs devaient luire pour le peintre. Sur une nouvelle toile, le Triomphe des Innocens fut enfin terminé : peut-rire le diable a-t-il encore laissé sa trace à la couleur, qui est chez Holman Hunt au-dessous de tout le reste, mais la composition est d’une extrême harmonie, et le dessin a des délicatesses exquises.

Pour se reposer des luttes qui ont accompagné sa vie, Holman Hunt se remet maintenant aux légendes qui ont charmé sa jeunesse. Voici trente-sept ans qu’il a dessiné le tableau qui est sur son chevalet aujourd’hui : la Dame de Shalott. Le sujet en est toujours aussi cher aux Anglais que le jour où Tennyson le mit en vers, car, cette année encore, M. Waterhouse exposait à l’Académie royale une dame de Shalott. Quiconque a lu Tennyson connaît cette histoire : Dans les environs du château fort de Camelot, séjour du roi Arthur et de ses chevaliers de la Table Ronde, Lancelot, Gauvain et les autres, en amont de la rivière qui passe à Camelot, est une petite île parmi les lys, qui porte le nom de Shalott. Une dame recluse dans sa tour, belle et gracieuse, y habite : « Là, elle tisse nuit et jour — Une toile magique avec de gaies couleurs. — Elle a entendu un chuchotement qui disait : — Une malédiction est sur elle si elle s’arrête — Pour regarder vers Camelot. — Elle ne sait pas ce que cette malédiction peut être, — Et elle tisse sans cesse, — Et elle n’a pas d’autre souci, —