Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi. De toutes ses forces, M. Leighton tend vers le style ; il a exposé, cette année, une figure de poétesse assise sur un rocher alpestre, la nuit, entourée de pics neigeux, vêtue elle-même d’une robe qui semble un morceau de ces neiges éternelles accumulées sur les sommets de la terre et remontant vers le ciel d’où elles sont sorties. Il a appelé cela : l’Esprit des sommets, il eût pu l’appeler : l’Esprit de ma peinture. Car dans tout son œuvre, si vous trouvez bien des inspirations diverses et nombre de sujets différens, vous ne trouvez pas une seule idée basse ou simplement sensuelle, un seul appel aux appétits, un seul amusement du pinceau. Vous ne trouverez pas davantage une figure faite de pratique, au hasard, sans une recherche d’attitude, sans une définition soigneuse du geste. Des sujets qui élèvent la pensée vers les sommets de la vie ou de l’histoire, de sorte qu’on ne puisse se rappeler un nez ou une jambe sans se souvenir de quelque haute leçon évangélique, ou du moins de quelque grande nécessité sociale, voilà ce que M. Leighton a traité. De plus, ce n’est jamais l’agitation et l’horreur des scènes guerrières que le président va exhumer des annales des peuples, comme le font volontiers nos grands peintres d’histoire : ce sont des scènes qui expriment l’union, la concordera communion de tous les esprits tendus vers le même but. Ce sont les minutes où tous les cœurs d’un peuple battent à l’unisson : la Madone de Cimabue portée en triomphe dans les rues de Florence, ou les Daphnéphores. Si notre histoire était du passé et que M. Leighton voulût la peindre, ce ne serait pas les Jacques comme M. Rochegrosse, ou la Prise de la Bastille comme M. Flameng, qu’il choisirait : ce serait quelque solennité nationale, par exemple cette cérémonie étrange, unique, où l’on a vu dans la chapelle des Invalides, les représentans de tous les partis et de tous les peuples, ennemis de la veille et adversaires du lendemain, réunis sous les drapeaux conquis sur eux tous, et confondus dans un même hommage pour un maréchal de France qui les avait tous combattus. — La grandeur de la communion humaine, la noblesse de la paix, tel est le thème qui a le plus souvent et le mieux inspiré M. Leighton. Et cela, il ne l’a pas trouvé en France, ni ailleurs. C’est bien une idée anglaise. Il n’a pas rapporté ce culte de ses nombreux voyages, dans sa valise, pêle-mêle avec ses émaux persans. Nous cherchions tout à l’heure dans son atelier l’autel au Dieu inconnu. Le voilà, le Dieu inconnu, et c’est lui qui venant à l’artiste, lorsqu’il a mis le pied dans sa patrie, a supplanté tous les autres.


ROBERT DE LA SIZERANNE.