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invention, la première qui lui soit venue en tête. « Mon ami, répond le doyen en souriant, je ne suis pas rigoriste. » Quant aux scrupules qu’inspire au propagateur de l’esprit humanitaire la conduite du peuple vis-à-vis de Brand, le digne ecclésiastique les calme d’un seul mot : Vox populi, vox dei.

Sur le plateau désert l’ouragan est déchaîné, de lourds nuages fuient, rasant le sol. Par instans une crête, un pic, se dessinent, mais le brouillard les voile aussitôt. Brand apparaît, sanglant et se traînant à peine. Une chose le torture et l’abat plus que sa défaite et que les souffrances physiques : la race lui paraît définitivement condamnée. La torpeur que Brand a voulu dissiper est bien celle de la mort, « de la mort sur la paille. » Ce peuple est semblable à tous ceux qui ont perdu courage et volonté. Les uns, comme lui, se disent trop petits, d’autres se disent trop vieux. Chez tous, à ces terribles époques d’affaissement, les mêmes symptômes se produisent : endettement des âmes, triomphe de la raison pratique sur les principes et sur les élans du cœur.

Exténué, Brand se laisse tomber dans la neige et, se couvrant le visage des deux mains, reste un moment immobile, étranger à tout ce qui l’entoure. Puis il lève la tête et regarde autour de lui.

BRAND. — Avais-je fait un rêve ? Est-ce là le réveil ?… Tout ce que je voyais avant cela n’était-ce qu’illusion ? Le modèle de l’âme humaine a-t-il vraiment été perdu ? L’esprit originel a-t-il fui sans retour ? (Écoutant.) Ah ! il me semble entendre un chant dans l’air.

Des voix se mêlent au souffle de l’ouragan.

CHŒUR INVISIBLE. — Jamais, jamais tu ne Lui seras semblable, car tu fus créé dans la chair ; sers sa cause ou trahis-la, tu n’en es pas moins maudit.

Brand prête l’oreille à l’incantation du doute. Il se souvient que, déjà, dans le temple, il sentait « la main du Seigneur repousser sa prière ». Et le chœur résonne plus fort au-dessus de sa tête.

LE CHŒUR INVISIBLE. — Ver chétif, jamais tu ne Lui seras semblable. Tu as vidé le calice de la mort. Suis-le ou trahis sa cause, ton œuvre n’en est pas moins condamnée.

Alors le regret le saisit. Il pleure enfin tout ce qu’il a sacrifié à son inutile mission, et les voix que sa fièvre d’exténuation lui fait entendre s’adoucissent soudain et achèvent ainsi leur chant : « Jamais, rêveur, tu ne Lui seras semblable !… va ! tu as été créé pour vivre ta vie terrestre ! » Il y a, dans ces derniers accens, une telle nostalgie, une si puissante sollicitation, que Brand, n’en