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pouvant plus, tend ses bras en pleurant : « O Agnès, ô Alf, revenez ! Vous le voyez, je suis seul sur cette cime déserte, transi par la bise, assailli par des spectres, lacéré et sanglant. »

Une tache de lumière se forme dans le brouillard. D’abord faible, elle s’accuse, grandit. Bientôt l’hallucination est complète, et une figure de femme, vêtue d’une robe claire, apparaît dans cet espace lumineux. C’est Agnès qui, souriant, tend les bras à son mari : « Me voici, Brand. C’en est fait des cauchemars, des fantômes. Tu as été malade, mon bien-aimé, et te voici guéri. Alf vit aussi et se porte bien. Je l’ai laissé chez ta mère qui n’est pas morte. La vieille église est encore debout ; — on la démolira si tu veux. En bas, les gens de la commune travaillent comme dans le bon temps. »

« Comme dans le bon temps » ? Ces mots font frémir Brand, qui commençait déjà à se ranimer. Quel est ce langage nouveau ? Est-ce bien Agnès qui parle ? Elle se fait plus caressante, lui promettant la santé, le retour au foyer perdu, à une seule condition : il renoncera à ce tout ou rien qui est la source de son mal, de sa folie. Le vieux médecin Fabien dit, « lui qui a lu tant de livres. »

Non est la réponse de Brand, et il ne peut en faire d’autre. Comme toujours, à peine s’est-il penché du côté des tendresses humaines, dont il a soif cependant, que l’absolu le ressaisit, force invincible à laquelle il n’échappera jamais. Déjà elle l’anime et l’entraîne à la lutte. S’il n’a fait que rêver jusqu’à présent, hé bien ! il vivra désormais, pour la même cause et pour le même combat. « Quoi, dit le fantôme, tu recommencerais ? » Oui, il recommencerait, il sacrifierait l’enfant, il lui briserait le cœur à elle-même, il se ferait lapider par le peuple, sans jamais cesser d’espérer, parce que, « la volonté d’un seul peut faire de grandes choses et que l’unique chemin qui nous ramène au paradis perdu est celui du désir nostalgique. » Quand un homme est né avec ce désir, rien ne saurait le lui enlever ; et l’Esprit de compromis qui, après tant d’autres formes, a revêtu celle d’Agnès, s’évanouit dans le brouillard.

C’est à ce moment que le ciel miséricordieux, pour répondre à ses vœux, irréalisables ici-bas, lui envoie la mort, que Brand n’attendait pas, et qui le surprend. L’instrument de la délivrance n’est autre que Gerd, cette créature sauvage et pure comme la nature inculte, cette enfant qui n’existerait pas sans les fautes et les lâchetés humaines. Née en dehors de la société, elle hait et méprise ses pactes et ses compromis. Mais, dans son âme malade, cette haine n’est qu’un instinct obscur, inconscient de son objet, qu’elle se représente sous la forme d’un immense vautour, dont